1. D’une façon de s’orienter dans la pensée
Pour répondre à cette question de l'orientation dans la pensée, Jullien commence par remarquer que pour ne pas s’enfermer dans des impasses philosophiques, se redonner de l’initiative et trouver un chemin personnel, il est nécessaire de dégager des espaces de pensée. Or ce sont les confrontations qui permettent de libérer des espaces. Pour faire avancer la pensée et ne pas rester tributaire d’un débat intra occidental, il choisit de prendre du recul et de trouver un espace en dehors de la philosophie elle-même. Jeune philosophe en début de carrière, il va chercher ce «dehors» dans l’orientalisme. Il choisit la Chine pour des raisons d’extériorité : extériorité du langage, extériorité de l’histoire.
Au début de son travail, Jullien constate donc l’extériorité de la Chine, mais ne préjuge pas d’une altérité qui si elle existe, reste à construire.
Jullien ne prend donc pas position au départ : ni « altérité » ni «fonds commun». Par ailleurs, il n’envisage pas son travail comme un long voyage en Chine, suivi ensuite d’un retour après lequel il pourra tirer des conclusions. C’est plutôt en route, «chemin faisant» et après d’incessants allers-retours qu’il verra petit à petit ce qu’il en est de la communauté ou de la différence de pensée. Chaque retour permettra de s’interroger sur les partis pris de la raison européenne à partir du dehors chinois. Ainsi quand il prend position, ce n’est qu’après un travail d’analyse et non pas suite à un principe posé au départ.
dimanche 17 février 2008
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6 commentaires:
comme d'hab c'est très clair et très interessant, c'est avec impatience que j'attends la suite
j'ai lu ce week-end une interview très intéressante que François Jullien donna à Tokyo il y a une dizaine d'années.
Avec une clarté remarquable il expose sa méthode et aborde des sujets sur lesquels nous ne manquerons pas de revenir par exemple la différence entre l'intellectuel occidental et le lettré chinois...
Que de beaux débats en perspective !
Jean-Louis
Les analyses de Jullien sont souvent fines et d’un point de vue méthodologique il n’est pas l’idéologue fumeux tel que le présentent certains de ses plus vifs détracteurs. Jullien a une connaissance approfondie, bien plus que moi évidemment, des textes fondamentaux de la pensée chinoise. Mais cela ne m’enlève pas de l’idée que l’utilisation qu’il fait parfois et même souvent de certaines de ses analyses des principales notions de la pensée chinoise telle que celle de régulation, propension, Tao, peuvent prêter à confusion et à extrapolation. Tant qu’il s’agit de mettre en vis à vis des penseurs chinois et européens de l’antiquité ou même un peu plus proches de nous, sa méthode (cf l’excellent exposé de sa méthode écrit en réponse à ses détracteurs intitulé ) fonctionne et même produit des analyses éclairantes. AInsi je dirais même que lire Jullien peut être une façon de s’initier à la philosophie occidentale, car nombre de ses concepts fondamentaux y sont appréhendés sous un jour nouveau, qui les font approcher parfois de façon plus directe, justement parce qu’il y a ce détour par la pensée chinoise, laquelle par contraste permet de tracer de façon plus nette les contours d’une pensée qui aurait dû nous être plus proche — la notre — mais qui en réalité était souvent impensée dans ses fondements. Par exemple la question de l’être, si centrale dans la philosophie occidentale, n’a pas presque pas lieu d’être dans l’histoire de la philosophie chinoise. La Chine s’est attachée au contraire au procés — ou processus — des choses. L’ordre dynamique y est la question centrale et ce aussi bien d’un point de vue cosmique que des points de vue politique, sociaux, et même moraux et éthiques. Le bien est l’adaptation optimale à l’ordre dynamique des choses ce qui a fait dire à beaucoup que la pensée chinoise n’est pas finaliste mais purement adaptative. Pour agir ce n’est pas l’idéalité — de quelque projet à accomplir en temps et en heure selon un plan déterminé– qui est visée mais tout le parti que l’on peut prendre d’une situation et de son évolution entrevue, estimée. Le résultat final n’est plus alors celui d’une action planifiée, mais d’un processus où compte principalement la saisie des situations et l’influence. Relire ou lire l’Art de la guerre de Sun T”sseu, où le général victorieux est celui qui n’a pas eu besoin de faire la guerre pour vaincre l’ennemi. Le succès vient comme un fruit mûr, il vient quand son heure est arrivée, mais il ne se commande pas.
Et c’est ici que Jullien peut prêter à une utilisation idéologique de ses recherches, y compris par lui-même lorsqu’il commente l’actualité chinoise ou qu’il se fait, ou faisait conférencier ou conseiller, le cas échéant, pour grand groupe industriel. Jullien, de philosophe, devient acteur pour un public ciblé lequel a souvent une préoccupation : vendre, faire des affaires avec la Chine et ses captalistes et autres bureaucrates-capitalistes. Je précise l’activité principale de Jullien est tout de même de réfléchir, de faire de la sinologie et d’écrire des livres, il m’empêche qu’il prête sa voix, sa notoriété pour des entreprises parfois peu philosophiques. Mais c’est vrai, il y a une certaine vogue actuelle qui consiste à faire des “expériences de philosophie” Il se publie même des livres à ce sujet. La philosophie ne s’expérimente pas, elle se pense. Ensuite qu’avec cette pensée on agisse d’une façon ou d’une autre c’est en effet du domaine de l’expérience, mais il ne s’agit plus alors de philosophie ou de pensée à proprement parler. Mais d’utilisation de la philosophie ou de la pensée.
Certes, le stratège chinois n’est pas finaliste au sens de Jullien, ni l’artiste chinois, ni l’homme d’affaires aujourdh’ui qui peut faire traîner en longueur la négociation d’un contrat ou bien revenir sur certaines clauses passées inaperçues ou floues pour reprendre l’iniative à son avantage. Mais, et ceci est crucial, si il n’y a pas de finalité qui soit attachée à une méthode planifiée il n’en reste pas moins que tout chinois, quel qu’il soit, philosophe, artiste, général, commerçant, industriel, politique, poursuit un but, des buts, et ceci est encore crucial pour le raisonnement, des buts parfois divergeants, au point même qu’ils impliquent des luttes, d’ailleurs aussi bien au sein de leurs domaines respectifs, qu’entre les différents domaines précités. Ceci est valable d’ailleurs aussi bien pour l’antiquité chinoise que pour la Chine actuelle, laquelle n’est donc pas donnée toute d’un bloc, dont il s’agirait simplement de prendre les dimensions et de peser pour s’en faire une idée précise sur laquelle on puisse baser dans l’absolu une action. La Chine ce sont des centaines de millions d’êtres humains qui interagissent en de nombreux domaines, domaines qui eux-mêmes changent de définition et évoluent, voire se créent, comme l’Internet dont le développement en Chine a été très rapide. Ce qui, au passage, a valu a quelques chinois utilisateurs d’Internet et simplement désireux de relever et informer le public de quelques violations de la constitution chinoise, la prison !! Entre parenthèses, est-ce ainsi que l’on nourrit la Chine ? J’en doute fort. La Chine évitera le chaos social, surtout s’il adevenait une crise économique mondiale, de plus en plus probable, en permettant un peu plus de transparence dans le fonctionnement de son système politique et en générant moins d’inégalités. L’argument pourrait d’ailleurs, s’appliquer à nous français et européens. Si la démocratie était plus représentative, moins guidée par les intérêts des puissants, nous nous éviterions beaucoup de déboires. La Chine maintient actuellement un niveau de croissance époustouflant, mais cela vat-t-il durer encore longtemps ? Que se passera-t-il si subitement un frein est mis au développement basé sur l’exportation ? La réalité est que la situation chinoise actuelle est très dépendante du contexte mondial. L’inverse est aussi vrai d’ailleurs.
Aussi bien, dire que la Chine s’adapte au monde capitaliste et néo-libéral n’est pas dire : “La Chine s’adapte”, mais une certaine Chine, une part des chinois qui contraint la plus grande part de ses compatriotes, souvent en la privant des moyens de simplement penser, s’adapte. Ici, en France même, la logique des choses est la même. Sous couvert de “modernisation”, d’adaptation à la mondialisation, on nous fait passer un processus déclenché après certaines décisions politiques au niveau national, européen et international, pour un processus inéxorable et nécessaire historiquement, comme s’il était dans la nature des choses que les choses se développassent ainsi ! En réalité, nous assisitons à une dissolution du politique dans le tout économique. Or, en vulgarisant des concepts tels que celui de propension des choses, de régulation, comme le fait Chieng, mais aussi Jullien lui-même lorsqu’il omet ou fait passer au second plan la question des buts, pour des domaines particuliers et parfois antagoniques, ces auteurs contribuent à cet état de choses en avalisant l’idée que la saisie des linéaments de l’évolution du monde, de l’humanité, sont liés au monde économique que nous connaissons, ce monde pourtant tout récent au regard de l’histoire humaine, mais qui n’en a pas moins produit de nombreux dégâts.
En conclusion, j’ajouterai que le régime chinois actuel prône le retour aux valeurs confucéennes d’antan l’idéologie marxiste n’étant plus qu’un vernis écaillé en voie de disparition complète. Le problème c’est qu’il ne garde de ces valeurs confucéennes que ce qui le sert politiquement, pour se maintenir au pouvoir, ce qui favorise les inégalités par ailleurs. On y insiste donc beaucoup sur le respect de la hierarchie, de toute hiérarchie, bref sur la loyauté 忠 , laquelle est bien utile pour se faire commander dans le monde de l’entreprise capitaliste où l’on développe le parternalisme, utile à une certaine productivité. Mais point trop d’insistance, sinon pas du tout, sur les valeurs éducatives, sur le nécessaire dialogue entre maître et disciple, sur la lente maturation et individualisation des parcours d’appropriation de la culture nécessaire à l”‘homme de bien” 君子. (lire Les entretiens de Confucius). De même, sont oubliées les leçons subversives du taoisme, lequel d’ailleurs a souvent cohabité avec le confucianisme, et ce chez les mêmes personnes. La “Chine” d’aujourd’hui c’est donc l’association d’un confucianisme dévoyé, ou alors revu et corrigé par le régime, réducteur, et de l’utilitarisme, lequel représenta un courant de pensée sous l’antiquité chinoise et fut mis en pratique avec l’efficacité terrifiante que l’on sait par le Premier empereur chinois, exemple historique de totalitarisme accompli. Bref, comme je le disais dans mon précédent message, les notions philosophiques ne sont pas des atomes de pensée qui se transmettent de générations en générations. Leur destin réel est toujours congruent à une évolution historique. C’est pourquoi Confucius, dans le texte, appartient aussi bien aux chinois, qu’à nous, français, européens, qui le lisont aujourd’hui en traduction ou pas. De même, Rousseau, appartient aussi bien aux chinois lorsqu’ils veulent se référer aux droits de l’homme par exemple. Evidemment la pensée de Confucius n’a pas les mêmes effets ni ne suscite — nécessairement — les mêmes débats d’idées ici et là-bas. Mais qu’importe, ce qui compte c’est que les oeuvres vivent, et qu’elles ont toujours quelque chose à dire du monde où nous vivons, aujourd’hui. Il en est de même des valeurs et des concepts. Ils ont tous une vie, souvent semblables, mais en réalité toujours singulières, car ce sont des êtres humains subjectifs et insusbstituables qui se les approprient hic et nunc.
Quel message riche ! Il est dommage qu’il soit paru seulement en commentaire, donc un peu caché. Il méritait un article.
Il y a trop à dire pour répondre point par point.
J’essayerai d’y revenir à travers une série de messages consacrés à François Jullien.
L’auteur du message (Olivier ? Daniel ?) écrit que lire Jullien peut être une façon de s’initier à la philosophie occidentale. Sans doute, mais lire Jullien est aussi une occasion d’enrichir sa réflexion. Il est des auteurs avec lesquels on se sent des connivences. C’est ce que j’éprouve pour les livres de François Jullien, ce qui ne m’empêche pas d’être un farouche partisan des droits de l’Homme, de la tolérance et de la démocratie et un pourfendeur du capitalisme sauvage de ses injustices et de ses inégalités.
Je suis loin d’avoir tout lu de François Jullien. Mais ce que j’ai lu « me parle ». Notamment cette notion de détour par une autre culture pour découvrir sa culture, cette passion des écarts que l’on retrouve aussi chez Lévi-Strauss (grand défendeur de la tolérance et du respect des autres cultures, particulièrement les faibles). Passion des écarts qui sous tend une tension de la pensée. Nous y reviendrons.
J’apprécie beaucoup la fin du message « ce qui importe c’est que les œuvres vivent et qu’elles ont toujours quelque choses à dire au monde où nous vivons. »
Merci Anonymous,
Jean-Louis
Vous pouvez publier le commentaire qui commence par "Les analyses de Julllien ...", sous ma véritable identité et non plus sous le pseudo "anonyme". Une personne que j'ignore l'a publié ici sans que je ne le sache. Le commentaire provient à l'origine du blog suivant : http://caichongguo.blog.lemonde.fr/2008/02/14/la-philosophie-tue/
Si l'exposé de mes argumentations peut paraître parfois un peu décousu c'est que celui-ci a été écrit en réponse à un autre commentaire, sur le blog précité. Concernant Jullien, j'adhère évidemment à l'idée que la lecture de Jullien enrichit la réfléxion. Lire Jullien n'est donc pas seulement une façon nouvelle et judicieuse de mieux connaître la philosophie dite occidentale. La lecture des ouvrages de Jullien a été, et est toujours pour moi très stimulante d'un point de vue heuristique, et même sur le plan strictement littéraire, même, si par ailleurs, je conteste certaines inflexions de sa pensée ou de son action. Je vous invite donc à lire mes autres commentaires pour vous faire une idée plus complète et précise sur ma réflexion. Et merci en tous cas pour l'intérêt que vous avez porté à la lecture de mon commentaire. Je voudrais préciser enfin que je ne suis pas sinologue de profession, même si j'ai étudié le chinois et la pensée chinoise, toutefois pas de façon aussi approfondie que Jullien. Ce sont donc des réflexions personnelles, mais évidemment empruntées, fécondées par des sources diverses, car aucune pensée ne nait jamais de rien. Au plaisir de vous lire.
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