lundi 31 mars 2008

Le débat sur l'altérité

3. Sur la traduction et les commentaires

Jullien nous dit que si on traduit à la manière de Billeter (traduction naturelle) est ce que cela vaut la peine d’aller lire ailleurs. Je crois qu’il y a là un faux procès. J’en reviens à l’argumentation de Billeter qui dit que la traduction « naturelle » permet de voir les différences. Je pense avec lui que si l’on ne comprend pas la traduction, on ne peut avancer plus loin. Ne risque-t-on pas de désintéresser le lecteur ? Je trouve intéressante la démarche de Billeter de nous prendre par la main et de nous proposer une lecture compréhensible de ce texte. Peut être a-t-il tort alors d’appeler sa lecture une « traduction ». Peut être devrait il l’appeler exégèse ou plutôt « commentaire » du Zhuangzi et rejoignant par là même la tradition si chinoise du commentaire.

Reprenons l’exemple de la traduction du texte de Zhuangzi sur l’avènement de la vie (qui me rappelle d’ailleurs le texte sur les dix mille êtres).
Traduction proposée par Billeter :« Quelque chose qui avait d’abord existé dans l’indistinction première s’était transformé en souffle »
Traduction proposée par Jullien : « Au sein de la confusion et de l’indistinction, par modification, il y a du souffle »
Peut être la traduction de Jullien est moins occidentalisée mais elle me semble moins claire. Il reproche à Billeter l’utilisation du mot «quelque chose» qui selon lui ramène au questionnement occidental sur l’origine de cette chose et ce qu’il y avait avant (la création). Mais sa traduction, qui certes met plus en avant un processus, utilise le mot modification. A mon sens, les questions que Jullien pose sur l’origine du « quelque chose » de Billeter peuvent parfaitement se retourner sur l’origine de « la modification » de Jullien.

Une autre illustration de cette différence de point de vue en est la traduction de la maxime taoïste : "无为而不无为 wu wei er wu bu wei". Là où Billeter propose la traduction « qui ne force rien peut tout », Jullien propose plutôt : "ne pas agir mais/d'où ne pas non agir". L'idée exprimée par cette maxime est, me semble-t-il plus clairement rendue par la traduction de Billeter que dans celle de Jullien. La forme de la traduction de Jullien est par contre plus proche du texte chinois. Par contre la traduction du 而 par « mais/d'où » est peu élégante.

Par ailleurs, si Billeter n’a manifestement pas bien compris le travail de Jullien, ce dernier ne semble pas avoir compris non plus certains points de traduction de Billeter. Par exemple il lui reproche d’utiliser dans ses traductions le mot « acte » mot occidental qui renvoie au problème métaphysique de la liberté de l’homme. Or selon la traduction que Billeter propose, il ne s’agit pas d’actes philosophiques impliquant responsabilité, choix et conséquences, mais tout simplement d’actes liés à l’apprentissage d’un geste et dans lesquels la conscience est elle aussi impliquée, surtout dans les débuts de l’apprentissage. Par ailleurs Jullien n’hésite pas à utiliser lui-même le verbe agir dans la traduction qu’il propose du fameux « wu wei er bu wu wei ».

Sur l’utilisation des commentaires, Jullien et Billeter là encore ne sont pas du même avis. Billeter ne tient pas compte des commentaires alors que Jullien dit que le commentateur se donne pour charge d’expliciter le texte en le développant sans apporter son propre point de vue sur lui. Pour ma part, j’aurais tendance à donner raison à Billeter car j’imagine mal le développement « objectif » d’un texte. Il me semble que le commentateur développe le sens qu’il a compris du texte. Ainsi, Billeter dans ses leçons sur Zhuangzi dit que tous les commentaires sur le Zhuangzi sont dominés par le commentaire philosophique de Guoxiang (mort en 310). Or Billeter propose une traduction du texte initial qui ne suit pas la lecture de Guoxiang . Par ailleurs Jullien reconnaît que certains commentaires ont dénaturé le sens premier du texte. Il cite dans son livre (p127) un texte du poète Li He qui a été rendu illisible par les commentaires qui en ont été fait par la suite, commentaires corrosifs qu’il attribue d’ailleurs bien à l’idéologie impériale dominante. Si Billeter a peut être eu raison de s’affranchir des commentaires en ce qui concerne Zhuangzi, peut il en faire un principe général ?

Pour approfondir ce dernier point, il serait intéressant d’étudier quelles sont les caractéristiques de la langue classique chinoise. Par ailleurs, il reste à élucider un point qui fait désaccord entre les deux protagonistes : dans quelle langue a été écrit le Zhuangzi ?

Olivier

dimanche 30 mars 2008

"Que faisiez-vous avant le Big Bang ?"

Ayant évoqué les travaux d'Edgar Gunzig dans ce blog, je vous signale la sortie du nouvel ouvrage d'Edgard Gunzig : "Que faisiez-vous avant le Big Bang ?" paru chez Odile Jacob.


Cet ouvrage de science accessible à tous est aussi un livre de culture et de réflexions reprenant l’interrogation, autrefois purement métaphysique et philosophique, "pourquoi y a-t-il l’univers plutôt que le vide, pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ", interrogation qu'Edgard Gunzig avait abordé lors des conférences "Echange et diffusion des savoirs" (cycles La fin des certitudes et L'exception dans tous ses états).

Olivier


Echange et diffusion des savoirs
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Le programme détaillé de la saison 2007/2008 est téléchargeable sur le site du Conseil Général www.cg13.fr/modes-de-vie/culture/conferences.html
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jeudi 27 mars 2008

Yue ye


Du Fu (VIII ème siècle après Jésus-Christ): Yue ye : Nuit de Lune


Au temps du bonheur et de l’insouciance, les habitants du Parc du Rêve dans le Pavillon Rouge décident de fonder un cénacle consacré à la poésie qu’ils nomment le cénacle du Pommier à Bouquet.
Le plus souvent, ce sont les poèmes de la petite sœur Lin, la belle aux sourcils froncés qui sont considérés les meilleurs car c’est elle qui fait preuve du plus de subtilité dans ses allusions littéraires. La Tierce née des demoiselles Printemps s’écrie « des notations telles que « Un automne sans chrysanthème ! » ou « J’en connais en rêve » donne allusivement tout son relief au thème du souvenir. » Et le veuve Li : « la subtilité est une qualité. »

Allusion et subtilité. Subtilité de l’allusion voilà la clef pour comprendre non seulement les poèmes composés par le petit cénacle mais aussi les rapports amoureux qui lient Jade Magique et la Petite sœur Lin. Et lorsque celui-ci, un peu lourdaud, ne comprend pas les allusions de Lin, il se fait taxé de « Stupide garçon, stupide garçon… »

Dans son livre « Le détour et l’accès », François Jullien prend comme exemple le beau poème de Du Fu, calligraphié ci-dessus, pour analyser le mécanisme des allusions.
Mais d’abord la traduction du poème :

Nuit de Lune

Cette nuit à Fuzhou la lune :
Mon épouse est seule à la contempler.
Au loin je pense à mes enfants qui sont petits,
Ils ne peuvent se rendre compte qu'elle songe à Chang'an.
Dans l'atmosphère parfumée son chignon en nuage est humide,
Sous la limpide clarté ses bras de jade sont glacés.
Quand enfin, nous appuyant à la croisée vide,
Accouplés - de nos larmes brillantes les traces vont-elles sécher ?


Ce poème évoque le thème, classique en Chine : Comment exprimer la solitude éprouvée loin des siens ?
« Selon une tradition qui remonte aux origines de la poésie chinoise, plutôt que d’exprimer directement ses sentiments à leur égard, mieux vaudrait évoquer cette solitude en renversant la perspective, c'est-à-dire à partir des sentiments que doivent éprouver ces parents à son endroit. Telle est la technique dite de l’évocation « par l’autre côté » (celui d’en face), quand on envisage la relation à partir de l’autre bout (c’est-à-dire en fait à partir de l’autre pôle : toujours la polarité chinoise où l’un est corrélatif de l’autre et renvoie donc implicitement à lui).
Dans le poème étudié rien n’évoque directement l’émotion du poète. « Le poème commence par exprimer par l’autre bout : sa femme est seule, cette nuit, dans la lointaine ville de Fuzhou, à contempler la lune; et le sentiment de solitude qui est le sien se trouve renforcé dans deux vers suivants, par l’indication de ce que leurs enfants, qui sont avec elle, sont encore trop jeunes pour comprendre ce qu’éprouve leur mère en se souvenant de Chang’an (où est leur père).
Le distique suivant n’évoque pas seulement, dans ce paysage de nuit dont est absent le poète, la fusion délicate de la personne et du paysage : le chignon de la femme qui embaume l’air alentour et que les vapeurs de la nuit, en retour, pénètrent de leur humidité; ses bras qui, sous la clarté de la lune, ont l’éclat et la fraîcheur du jade. Que le chignon soit devenu humide et que l’air en soit embaumé, que dans la fraîcheur de la nuit ses bras soient devenus glacés, autant d’indices qui révèlent que cette femme est là depuis longtemps à contempler la lune : songeant à son mari absent, elle reste à attendre et ne peut dormir. Les derniers vers évoquent enfin le moment inverse et tant espéré : quand (quand ?), à leurs retrouvailles, les larmes qu’ils auront versées au souvenir de la séparation passée commenceront à s’effacer. Le dernier vers reproduit d’ailleurs le procès de leur effacement progressif : -brillantes –larmes –traces –sécher …
Premier détour : le sentiment de solitude est exprimé à partir de l’autre côté de la relation : non pas de Chang’an où se trouve Du Fu mais à partir de Fuzhou, non pas à partir de lui (songeant à sa femme) mais à partir de sa femme (songeant à lui).
Deuxième détour (v3-4) : le sentiment de solitude éprouvé par la femme est exprimé à l’envers par l’inconscience de ses enfants, à ses côtés, trop jeunes pour le partager.
Troisième détour (v5-6) la durée de la contemplation est évoquée à partir de son effet (le chignon humide, les bras glacés)…
Quatrième détour : le moment présent de la solitude est rendu à partir du moment opposé – la joie des retrouvailles (mais qui portent en elles la douleur de la séparation actuelle. Une même présence baigne ces évocations d’absence de sa luminosité, communique à travers tours et détours et les relie – la lune (cf. le titre) : c’est elle seule que peuvent contempler au même instant les deux époux séparés (la lune est liée traditionnellement, en Chine, au thème de la séparation); c’est elle qui éclaire la vision centrale de la femme et de ses bras de jade ; c’est à sa lumière que, quand ils la contempleront enfin ensemble, brilleront les larmes. »

François Jullien continue : « Si l’un peut être évoqué à partir de l’autre, c’est que toujours l’un est déjà dans l’autre et que le réel est essentiellement corrélé…
Rien ne peut être considéré séparément, c’est par leur relation que les choses existent. »
Nous retrouvons cette idée maintes fois rencontrée : la pensée chinoise est une pensée essentiellement relationnelle, c’est une pensée du détour « où l’un renvoie à l’autre et communique avec lui parce qu’ils vont de pair et sont corrélés. »
Une autre vision des choses est celle du dédoublement où tout renvoie à soi-même mais sur un autre plan. « C’est grâce à ce super monde que nous avons conçu l’idéal…C’est grâce à cet extérieur transcendant que nous avons pensé la liberté y compris dans la Cité. »
François Jullien conclue « S’il y a une fécondité de l’évasif et du sous entendu [la valeur allusive maintient la parole ouverte et la rend prégnante]…il y a aussi une fascination à vouloir dire du plus près. Face à la subtilité du détour, il y a la jubilation d’expliciter. »


A suivre,
Jean-Louis


Les citations du Rêve dans le Pavillon Rouge sont extraites du chapitre 38
Les citations de François Jullien sont extraites de son livre « Le détour et l’accès. »

mardi 25 mars 2008

Le débat sur l'altérité

2. Les protagonistes

Billeter est davantage sinologue que philosophe. Son langage n’est pas très précis, il n’a pas de démarche ou de stratégie claire dans son travail, mais son style est très compréhensible. Billeter a "trouvé" quelque chose dans sa traduction de Zhuangzi et cherche à le faire partager. En bon pédagogue, il pense que tout le monde peut comprendre Zhuangzi alors que c’est un auteur qui a toujours été présenté comme très difficile. Il extrapole cette proximité à la pensée chinoise et critique ceux qui la présentent comme inabordable ou trop différente comme Jullien. Vis-à-vis de Jullien, Billeter a un ton professoral légèrement condescendant avec des expressions du type « votre travail est intéressant mais vous avez oublié », « vous n’avez pas vu que », ton qui oblige la personne à qui s’adresse ce discours à défendre son point de vue et à ce titre il a parfaitement réussi.

Jullien est un philosophe qui utilise la Chine à des fins philosophiques. Il est donc plus philosophe que sinologue. Quand Jullien dit que « la sinologie, en exigeant de nous un tel savoir, si minutieux, si laborieux, jamais atteint, nous désapprendrait-elle à ce point à penser ? », on comprend qu’il ne soit guère apprécié des sinologues. Mais son langage est précis, sa démarche est rigoureuse, mais comme sa lecture est plus difficile, il est sans doute moins bien compris du grand public. Sa réponse à Billeter l'oblige à ré expliquer sa démarche mais on sens qu'il n'aime pas faire de la pédagogie, « dur travail de la pédagogie ! » dit il dans une note. Vis à vis de Billeter, il a ton méprisant du chercheur de haut niveau qui dit que son contradicteur ne l’a pas lu, qu’il n’a rien compris, qu’il est nul (« pensée faible »), qu’il va lui clouer le bec (« requiem ») etc.

Comme quoi, on a beau être un grand sinologue et un grand philosophe, quand il s’agit de différence de point de vue je m’étonne que les philosophies ou la pensée de Zhuangzi n’apportent pas davantage de sagesse et de tolérance à ceux qui les étudient à haut niveau.

Je noterai que de manière curieuse, la forme du discours du livre de Jullien me paraît davantage appartenir à une certaine tradition occidentale (composition, démonstration, induction) alors que celui de Billeter me paraît davantage relever d'une certaine tradition chinoise (résonance avec Zhuangzi).

Olivier

lundi 24 mars 2008

6 avril : ST PONS




Jing Ping et moi même avons affronté le froid glacial de ce lundi de "Printemps" pour vous préparer une journée de rando exceptionnelle le 6 avril prochain.
Rendez vous à 8h30 au métro La Rose ou à 9h30 au parking de la vallée de saint Pons
Nous retrouverons à 14h30 un garde à cheval qui nous servira de guide pour une visite de l'abbaye et du parc
N'hésitez pas à vous joindre à nous car la visite de l'abbaye ne se fait que sur autorisation préalable
Alors au 6 pour une merveilleuse journée "chinafienne"

Nicole


天气好冷,但真的好漂亮。离开马赛不远原来也可以有小桥流水,还有春花浪漫。

samedi 22 mars 2008

Manifestation Tibet Mars 2008 à Marseille

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Unitaire, émouvante et belle manifestation ce samedi 22 mars 2008 pour demander l'arrêt des violences et des négociations entre tibétains et chinois sur l'avenir du Tibet. Joie d'y retrouver les ami(e)s de Chinafi.

Olivier

TRANSPARENCE


Un millier de personnes "au moins" selon les organisateurs et un millier selon la police, ont défilé cet après-midi sur la Canebière à Marseille contre les Jeux Olympiques de Pékin, à l'appel de l'association tibétaine, Tibet Destination Rangzen (TDR).

vendredi 21 mars 2008

生日快乐




La bonne humeur était au rendez-vous, les cadeaux également !!!
Ces 2 photos à partager avec celles qui n'ont pu venir (Cécile,Marie-Claude) et tous ceux et toutes celles que je n'ai pu inviter faute de place (Francis, Martine,Anne, Jing Fang, Michel, Jean Pierre, Wei Yi...la liste est longue...)

Nicole

mardi 18 mars 2008

Le débat sur l'altérité

Les arguments des deux débatteurs ayant été exposés, il est temps maintenant de présenter quelques réflexions que m’inspirent ces lectures.

1. Introduction

Vers la fin du 19ème siècle, l’imposition à la Chine par l’occident tout puissant de sa puissance économique et commerciale a entraîné tout un débat dans le monde intellectuel chinois, révélant sa fascination pour les valeurs occidentales et son désir de les importer en Chine. . S’en suivront un certain nombre de mouvements (Taiping 太平, le Zi Qiang 自强, Le Fu Qiang 富强, les 100 jours 戊戌变法) qui aboutiront finalement à la chute de l’empire. Un des slogans du mouvement du 4 mai (五四运动) n’était il pas : « la Chine est malade, il faut inviter deux grands monsieurs de l’occident à son chevet: 德先生 De Xiansheng (Monsieur Démocratie) et 赛先生 Sai Xiansheng (Monsieur Science).
J’observe que c’est un peu le même phénomène qui se répète à la fin du 20ème siècle où c’est la Chine qui cette fois impose sa puissance économique et on assiste à l’identique à une certaine fascination des occidentaux (intellectuels, chefs d’entreprise) pour le monde chinois, la pensée chinoise. Les messages de ce blog en sont aussi une illustration.

Toutefois, vu du 21e siècle, ce débat sur l’altérité peut sembler un peu dépassé.
En effet, les deux mondes chinois et occidental qui s’ignoraient jusqu’au 16ème siècle, qui se côtoyaient jusqu’au 19ème siècle, s’interpénètrent depuis le 19ème siècle. Le monde chinois s’est maintenant occidentalisé. Les concepts occidentaux ont été traduits dans la langue chinoise (vérité, philosophie, temps, nature, liberté) les modèles occidentaux (marxisme, olympisme, etc.) ont été importés. De même le monde occidental s’est orientalisé. Il n’y a qu’à voir la science du 20ème siècle avec des théories qui s’expriment par des discours sur le temps, l’espace, le vide, la forme et qui ont des résonances très orientales. De même l’art occidental du 20ème siècle. De même l’influence en occident des religions orientales, et des pratiques corporelles attenantes (yoga, tai ji quan, qi gong etc.). Beaucoup, dans le débat actuel, oublient encore cette interpénétration des pensées et présentent une pensée occidentale n’ayant pas dépassé le stade grec ou le stade cartésien.

Est-ce à dire que tout s’est unifié ? Jullien pense que cette uniformisation tend à enfouir des formes de pensée et qu’il y aurait danger à les recouvrir trop hâtivement. Mais précisément n’est ce pas là ce que font des sinologues comme Billeter qui grâce à leur savoir en langue ancienne permettent de nous faire découvrir des auteurs comme Zhuangzi ?
Dans son livre « Chemin faisant » Jullien explique que son travail consiste d’une part à partir d’un questionnement (« sans questionnement l’érudition reste stérile ») et d’autre part à faire travailler un écart de pensées pour mieux appréhender le questionnement du départ (« il faut sortir de son confort intellectuel et aller voir d’autres ailleurs »).
C’est un peu cette méthode que j’ai voulu reprendre, en toute modestie, à savoir partir d’un questionnement sur l’altérité et faire travailler l’écart entre les pensées de Jullien et de Billeter.

Olivier

vendredi 14 mars 2008

Jeux, rébus, devinettes graphiques

L’écriture chinoise se prête à de nombreux jeux, rébus ou devinette graphiques. En voici trois exemples.

Le premier jeu graphique est emprunté à Viviane Alleton dans son livre « l’écriture chinoise ».


Un bûcheron rencontre un voyageur et lui dit (1ère phrase) « Ce bois est du combustible, toutes les montagnes en produisent. » "Ci mu shi chai shan shan chu" Le 4° caractère, chai « combustible » est formé des deux premiers, ci « ce » et mu « bois ». Le dernier caractère, chu, « produire » est formé de shan « montagne » redoublé (caractère 5 et 6).
Le voyageur répond sur un schéma analogue (2 ème phrase) : « Puisque les feux donnent de la fumée, il y en a beaucoup chaque soir » "yin huo cheng yan xi xi duo". Le 4° caractère est produit avec le 1er et le 2° ; le dernier avec le 5° et le 6°.

Le rébus est tiré du livre « A la découverte du chinois » d’Emmanuel Cornet. Le caractère « chou », mélancolie est formé du caractère « he » céréale, du caractère « huo », feu. Le caractère « he » associé au caractère « hao » donne le caractère « qiu » automne. C’est en effet en cette saison que la végétation prend la couleur du feu. Si au caractère « qiu » on ajoute le caractère « Xin », cœur on obtient le caractère « chou », mélancolie. L’automne n'est-il pas la saison où le cœur est mélancolique ?


Le caractère chou : mélancolie : l'automne du coeur composé de l'élément céréale + de l'élément feu + de l'élément coeur.


Enfin la devinette graphique est empruntée au « Rêve dans le Pavillon Rouge ».

Pour la fête des lanternes, les habitants du Parc s’exercent à composer des énigmes. « Soie à Fleurs » en propose une « quel est le végétal ayant un rapport avec les lucioles ? » Cette devinette est trouvée par la petite sœur Cithare qui s’écrie :
- « Celle-ci est vraiment difficile ! Je me demande si la réponse ne serait pas le nom « fleur » de l’expression « fleurs et herbes » ?
- « Justement exact ! répondit Soie à Fleurs
- « Mais quel rapport peut-il y avoir entre une luciole et une fleur ? demanda toute la compagnie.
- Merveilleuse subtilité ! s’exclama la soeurette Lin. N’est-ce pas en lucioles que les herbes flétries se métamorphosent ? »
- Comprenant aussitôt la finesse de l’énigme, toute la compagnie s’esclaffa et la proclama excellente. »
Comme le savent tous les étudiants en première année de chinois le caractère d’écriture pour « hua » est composé de la clef de l’herbe et de l’élément de transformation (métamorphose).
Or, selon une jolie légende chinoise, les lucioles naissent de la métamorphose des herbes flétries.

Hua , la fleur : composé de l'élément de l'herbe et de l'élement de la transformation


A suivre,
Jean-Louis

mercredi 12 mars 2008

"Chemin faisant" de F. Jullien

8. L’idéologie chinoise

Avant d’aborder ce sujet, Jullien précise qu’il ne se limite pas à la définition première de l’idéologie qu’on pourrait définir par « des représentations collectivement partagées mais échappant pour une si large part à la conscience des individus qui la véhiculent et dont l’incidence est d’abord sociale et politique ». On doit rapporter l’idéologie au développement historique des modes de production (sens marxien)*. Cela a deux conséquences. La première est qu’on ne peut pas considérer la période impériale comme un bloc d’histoire insécable, car il y a eu des périodes de mutations sociales considérables, notamment sous les Song (11ème et 12ème siècle). La seconde est que l’on ne peut réduire l’idéologie de la Chine impériale à une pure opération politique, sans tenir compte des facteurs économiques et sociaux. «Comment croire que cette seule pensée de l’immanence aurait permis historiquement de faire tenir un tel état social durant tant de siècles ?». En fait la Chine, bien avant le régime impérial, n’a jamais conçu d’autre forme du politique que le monarchique (ordre ou désordre, bon ou mauvais prince). Le régime impérial n’est donc pas sorti de nulle part. La piété filiale, le respect des parents d’où vient la vie, a davantage à voir avec un monde sans révélation ni Dieu créateur qu’avec un calcul politique, même si le pouvoir impérial a instrumentalisé le confucianisme.

La pensée dominante chinoise qui est bien celle des lettrés (non pas l’humaniste solitaire travaillant dans la paix de son cabinet mais celui qui a été formé sur la base d’un corpus de textes et commentaires et est recruté sur concours et exerce des charges publiques) a été travaillée par des contradictions et a laissé entendre une « altérité » interne à la Chine. Voir les exemples de Li Zhi, du poète Li He, de Xi Kang, de Wang Fuzhi, et même celui du grand Lu Xun.

Sur le problème de la démocratie (passée et future) Jullien constate 5 points d’écarts entre la Chine et la démocratie grecque. La démocratie grecque repose sur 1.la modélisation et la mathématique or si la Chine a bien pensé à une forme d’égalité sociale, celle-ci n’est pas de nature mathématique 2. une confiance dans la persuasion or la Chine n’a pas développé la rhétorique ni la harangue publique 3. une organisation reconnue et fonctionnelle de l’affrontement or la Chine évite le face à face jugé stérile et préfère la critique indirecte 4. une institution élective or la Chine préfère le recrutement sur compétence (concours) ou recommandation 5. une comparaison avec d’autres formes politiques dont elle s’est démarquée or la Chine n’a conçu que le principe monarchique, la seule alternative étant l’anarchie.

Mais, précise Jullien, la démocratie ne s’entend pas selon ces seuls traits grecs. Si la Chine n’a conçu que la machine à obéissance (pouvoir, morale), les penseurs chinois contemporains (du nouveau confucianisme) ont montré que la Chine avait aussi émis l’idée que le peuple est la base et le plus précieux dans l’état et que ses critiques adressées au pouvoir étaient légitimes. Par ailleurs les notions européennes comme les droits de l’homme sont effectivement passées en Chine. Jullien met toutefois en garde contre tout fondamentalisme démocratique.



(*) C’est aussi en ce sens qu’a travaillé Joseph Needham lorsqu’il s’est intéressé à la science chinoise et tenté d’expliquer pourquoi la Chine jusqu’au 15ème siècle est plus avancée que l’Europe, grâce à l’étatisme chinois qui favorisait le développement des modes de production et la recherche, et pourquoi il y a ce décollage civilisationnel à partir du 15ème siècle en Europe, grâce aux mutations sociales et politiques qui affranchissent l’initiative, grâce aussi à la fécondité de la modélisation par le langage mathématique.

lundi 10 mars 2008

"Chemin faisant" de F. Jullien

7. Conditions : embranchements, recoupements, ressources

Jullien ne renonce pas à l’exigence d’universalité mais elle ne doit pas se poser au départ, elle aussi doit se construire. Pour montrer cette exigence qu'il y a à travailler, Il prend l'exemple de deux notions que l'on pourrait imaginer poser au départ comme faisant "pont" entre l'Occident et la Chine : la notion de «vérité» que l'on pourrait croire universelle n’est pas une notion chinoise, même si certaines écoles (mohistes tardifs) l’ont approchée. De même la notion de «bonheur» ne peut non plus faire pont avec la Chine, pour qui la sagesse s’appuie davantage sur les notions de disponibilité, de viabilité, que sur la notion de bonheur.

Jullien reconnaît toutefois qu’il y a bien une « communauté du pensable » entre les anciens chinois et nous. Les textes chinois comme les textes grecs sont intelligibles. Pour les comprendre, pas besoin de se convertir ni de se siniser mais d’être patient (lecture des commentaires). Il y a un même tissu intellectif entre les deux pensées et il dénonce les termes naturalisant du genre « c’est du chinois », « esprit chinois », « âme chinoise », « mentalité chinoise ». S'il y a hétérotopie des deux mondes, il y a aussi la capacité dialogique de l’esprit.

La sinologie ne doit pas se limiter à ranger du savoir mais aussi s’ouvrir à l’intelligence de cet ailleurs. Par exemple les concepts de « compréhension » et de « cohérence » sont particulièrement favorables à la rencontre des deux pensées. Il est aussi possible pour les sinologues de reprendre une notion telle que l’immanence mais à condition de la retravailler. En effet, la pensée chinoise, si elle est bien centrée sur l’immanence s’est aussi ouverte à la notion de transcendance, celle-ci étant vue davantage comme une totalisation de l’immanence.

Ce travail doit amener la sinologie à décrire des «embranchements» de pensées ainsi qu’à repérer des «recoupements» de pensées. Un exemple d’embranchement par exemple est la séparation entre « pensée de l’Etre » et « pensée des processus ». La notion de Dieu que la Chine archaïque a développé a été peu à peu délaissée. La notion de transformation du monde à partir des contraires corrélés et s’engendrant, est aussi présente chez les grecs mais s’est développée en un développement de «l’essence». Il existe aussi des recoupements entre les deux pensées. Par exemple on retrouve des cohérences stoïciennes dans la pensée de la Chine ancienne. N’y a-t-il pas d’ailleurs une dimension universalisante du stoïcisme ? La notion d’allusif émerge par ailleurs dans le romantisme allemand.

Ce que doit faire la sinologie et c’est aussi la vocation de la philosophie, c’est d’ouvrir un écart et de faire travailler cet écart : on ne devient philosophe que si l’on s’écarte de ses prédécesseurs. Jullien en appelle de plus à délaisser la métaphysique pour déployer à la place ce qu’il appelle un «auto réfléchissement de l’humain».

Par ailleurs, la mondialisation théorique ayant enfoui depuis plus d’un siècle la pensée chinoise sous la pensée occidentale, Jullien pense qu’il y a danger à recouvrir trop hâtivement les différences entre les cultures.

dimanche 9 mars 2008

Su Dongpo


Su Dongpo, la montagne

J’avais demandé à Weiyi une calligraphie pour rendre l’idée suivante : « Le détour par une autre culture permet de mieux comprendre sa propre culture. »
Après avoir longtemps hésité, elle a calligraphié ce poème de Su Dongpo dont le sens général est : « on ne voit pas la montagne lorsque l’on est dans la montagne. »

Cette idée je l’ai d’abord trouvé en lisant Claude Lévi-Strauss : « Quand les Jésuites ont fait du grec et du latin la base de la formation intellectuelle, n’était ce pas une première forme d’ethnologie ? On reconnaissait qu’aucune civilisation ne peut se penser elle-même, si elle ne dispose pas de quelques autres pour servir de terme à la comparaison. » Lévi-Strauss parle de technique du dépaysement : « Le premier effet bénéfique de cette technique c’est de percevoir à distance sa propre culture, de se percevoir soi-même dans la perspective des autres. C’est ce qu’avait bien compris Segalen à Tahiti, en Chine, il découvre tout autant l’extrême singularité de Paris ou de la Bretagne….Il est intéressant de voir les historiens décrire une expérience analogue. Ainsi Braudel : une semaine à Londres pour un Français ne lui fera peut-être pas mieux comprendre l’Angleterre, mais il ne verra plus la France de la même manière ». [1]

Mon expérience personnelle a faite sienne cette idée lorsque j’ai commencé à voyager. D’une manière générale, je pense que l’on apprécie mieux une chose lorsqu’on la voit d’un point de vue extérieur, lorsqu’on la met en perspective. Ainsi lorsque l’on est proche de la retraite on commence à considérer son activité professionnelle du point de vue, dans la perspective de la retraite. Et cette activité professionnelle qui fut peut-être parfois lourde commence à devenir précieuse lorsque l’on sait qu’on va la quitter.

Cette technique du dépaysement que l’ethnologue Claude Lévi-Strauss est allé cherché dans les sociétés amérindiennes, le philosophe François Jullien, qui emploie également le terme de dépaysement, la trouve dans l’étude de la pensée chinoise.

Dépaysement, détour, François Jullien revient très souvent sur cette notion. Il en a même fait le titre d’un de ses livres : « Le détour et l’accès » ou comment accéder par le détour.
« Comme une fenêtre de plus s’ouvrant sur un autre coin de ciel : l’esprit y voit un autre fragment de paysage en même temps que plus de lumière à l’intérieur.- Philosopher, c’est s’écarter. » « Comment pense t-on ? » nous dit François Jullien : « on pense par écarts. On pense par tensions. » [2]
C’est en faisant travailler l’écart entre notre pensée et d’autres pensée (pour François Jullien, la pensée chinoise « que se rouvrent enfin des chemins qu’elle avait cru fermés, ou définitivement dépassés, chemins perdus qui ne menaient à rien, et dont on redécouvre soudain, dans cet ailleurs de la Chine, d’autres fécondités possibles. » [2]
On l’aura compris cette recherche des écarts postule une étude des autres cultures « sans séduction ni rejet, sans mystère ni conversion. ». [2]
Faisant remarquer l’importance du dialogue entre les cultures, François Jullien rappelle l’étymologie du mot dialogue où l’on retrouve « le dia de l’écart et le logos de l’intelligible, de la compréhension. » [2]

Cette mise en perspective de notre propre culture permet de réinterroger et donc de mieux comprendre des notions qui nous paraissent aller de soi comme : vérité, création, liberté.

Francois Jullien et Pierre Ryckmans font remarquer que notre conception de la beauté est fondée sur une catégorie qui nous parait aller de soi : la Beauté. « Or, les Arts de peindre en Chine ancienne ne parlent quasiment pas de « beauté » mais de « transmettre », à travers les formes esquissées, une dimension d’esprit. » [2]

Mais s’il est vrai que la pensée fonctionne par écarts, il y a lieu de s’inquiéter de la tendance à l’uniformisation actuelle. Il y a urgence à protéger la diversité culturelle.
François Jullien : Avec l’uniformisation de la pensée « se trouvent ainsi reléguées des formes d’intelligence et recouverts des gisements théoriques (ou plutôt à gain théorique) qui peu à peu s’ensevelissent ». [2]
Et Claude Lévi-Strauss, il y a plus de 50 ans, signalait l’urgence qu’il y avait à saisir le miroir tendu par des civilisations en voie de disparition avant que « l’arc en ciel des cultures humaines n’ait fini de s’abîmer dans le vide creusé par notre fureur ». [3)

A suivre,
Jean-Louis

[1] Extraits d’un livre que Marcel Hanaff consacre à Claude Lévi-Strauss
[2] François Jullien : « Chemin faisant »
[3] Claude Lévi-Strauss : « Tristes Tropiques »

On a bien rigolé


Passage mouillé



Fondue savoyarde à Niolon : il fallait le faire...sacré Michel...Le mot de Cambrone c'est Nicole...


Stellar sauvée par Patrice, Nicole, Weiyi, Michel ...


Il il a plu



Bravo Mahmoud et pourtant il ne faisait pas très chaud


Vivement le 6 Avril...
Merci Nicole pour ces belles randonnées.
Jean-Louis

chemin faisant... à Niolon



encore une excellente journée à l'actif de chinafi !
merci Nicole d'avoir organisé cette si belle promenade !

voici quelques photos-souvenirs (photographes : Jean-Louis, Yang Zhihong, Gwen)

vendredi 7 mars 2008

"Chemin faisant" de F. Jullien

6. La construction de l’altérité : pour un lexique euro-chinois de la pensée

Après avoir exposé sa façon de travailler, Jullien aborde dans ce chapitre le fond de la question : celle de l'altérité. Il commence par rappeler les deux positions sur l'altérité. Celle de Billeter qui pose le principe du «fond commun» et celle de Ryckmans qui pose le principe du «totalement autre». Jullien note que ces deux positions apparemment opposées se rejoignent dans la méthode, celle de poser un principe au départ.

Mais, se demande Jullien, quelle est la nature du fond commun de Billeter ? N'est ce pas sa traduction occidentalisée qui le fait apparaître ? D’où viendra l'apparition spontanée des différences ? De même, d'où vient cette configuration de départ (deux cultures différentes) proposée par Ryckmans ? N’y a-t-il pas d’autres cultures au monde ?

Jullien rappelle qu'il ne pose pas de principe au départ. Il commence par constater que la Chine est ailleurs, ce qui ne veut pas dire autre ou différent. Pour la découvrir il faut se déplacer alors que si l’on présuppose (le différent ou le commun), on intègre déjà la Chine dans sa pensée. Ensuite il faut travailler pour produire la réponse à la question posée. C'est ainsi qu'il s'est livré, tout au long de ses ouvrages, à une construction progressive de l'altérité par la méthode suivante : lecture du texte chinois, en dégager une question dont l'enjeu est commun avec la pensée occidentale, mise en évidence (ou non) d'un «clivage». Jullien se défend de poser des contraires mais fait jouer un effet de contraste entre les deux pensées afin qu'elles s'éclairent mutuellement. Il reprend alors tous les points abordés dans ses ouvrages et expose les clivages qu'il a pu dégager entre les deux pensées.

Clivage relatif à l’art de la guerre : efficacité/efficience.
Clivages relatifs au discours : imitation/déploiement, inspiration/incitation, persuasion/influencement, frontal/oblique, symbolique/allusif, dire quelque chose/dire au gré.
Clivage entre une pensée de l’être et une pensée du processus : essence/capacité, substance/polarité, causalité/immanence, présence/prégnance, sens/cohérence, révélation/régulation, éternel/sans fin, distentionnel/transitionnel.
Clivages philosophie/sagesse : connaissance objective/ connaissance processive, généralité/globalité, liberté/ spontanéité, nourrir son âme/nourrir sa vie, bonheur/viabilité.
Clivages sur la morale : règles/régulation, volonté/ténacité, sincérité/fiabilité.
Clivages sur l’art : forme/transformation, ressemblance/résonance, modélisation/schématisation, composition/corrélation.

Jullien en est donc arrivé à produire un lexique euro-chinois de la pensée. Ce lexique, dit il, n’est pas traduit mais produit, ensuite il s’énonce en français (avec un travail d’ouverture de la langue à l’extériorité), il s’organise en réseaux dont les entrées se répondent et tissent entre elles leurs cohérence et enfin il se retourne car il peut mettre en lumière des altérités internes (l'art moderne occidental par exemple).

mercredi 5 mars 2008

Commentaire à l'article "Des mathématiques"

Ne parvenant plus à enregistrer de commentaire après celui d'Olivier, je publie ici un commentaire à l'article de Françoise :

Merci Françoise pour ce bel article qui montre bien comment dans la culture traditionnelle chinoise tout se tient et comment chaque discipline peut apporter des lumières aux autres.

Tu avais déjà souligné les rapports entre la calligraphie et les arts martiaux.

Nous les retrouvons à propos du carré et du rond.

Les différents styles de calligraphie ne sont pas étanches et souvent le calligraphe va marier les formes carrées de la régulière avec les formes arrondies de la cursive. Or, nous dit Jean-François Billeter, « le carré et le rond ne sont pas dans la pensée chinoise traditionnelle des abstractions géométriques, mais un couple de notions désignant des qualités antithétiques et complémentaires. Le carré englobe tout ce qui est discontinu, composé, construit et statique tandis que le rond comprend tout ce qui est continu, simple et agissant. Comme les autres couples de notions familières à la pensée chinoise, ils servent moins à classer des objets distincts qu’à rendre compte, par leurs combinaisons, de phénomènes concrets : tout phénomène est conçu comme une combinaison de qualités relevant du carré et de qualités relevant du rond. Au carré et au rond correspondent sur un autre plan la Terre et le Ciel et, sur un plan encore plus abstrait, le yin et le yang, de sorte que tout phénomène peut également être conçu comme une combinaison de qualités terrestres et de qualités célestes ou de qualités yin et de qualité yang. Quel que soit le langage choisi, tout phénomène est toujours une totalité complexe animée d’un dynamisme intérieur, où se réalise concrètement l’union changeante des contraires. On voit qu’en parlant du carré et du rond , Jiang Kui éveille dans l’esprit du lecteur chinois des associations d’une grande richesse : il assimile le dynamisme interne des formes calligraphiques au dynamisme de la réalité même. La grande calligraphie réalise, comme le monde lui-même, l’union perpétuellement renouvelée des contraires.»

De la même manière le but du Tai Ji Quan rejoint l'objectif que se fixe le sage ou le calligraphe : il s'agit de redécouvrir le naturel. Il s'agit comme le note Stéphane Feuillas de "laisser la place au libre jeu des forces qui gouvernent la vie, le corps et l'esprit".

A bientôt,

Jean-Louis

Des mathématiques

Un petit exercice – sans prétentions scientifiques - qui peut sans doute s’appliquer aussi à d’autres pratiques :

Du Tai Ji Quan et des mathématiques

Tout dans le Tai Ji Quan semble placé sous le règne d’une apparente dualité – en premier lieu, bien entendu, l’emblème du Tai Ji avec ses deux parties noire et blanche, ses deux « poissons » yin et yang… Nous entrons ainsi dans le monde des nombres.
Le propos de ce petit exercice sera donc de poser quelques éléments d’étude de « correspondances » mathématiques dans la philosophie chinoise, prise dans les différentes acceptions de cosmogonie, mode de pensée, énergétique…, en se demandant s’ils peuvent aider à sa compréhension.
« De la voie naquit un
D’un deux
Et de deux trois
De trois naquirent les dix mille êtres…
» 1
L’importance des chiffres est là. Toute détermination, peut-être toute pensée et tout langage ne commencent-ils pas par un dénombrement ?
Le nombre exprime l’existence d’un rapport car dès qu’on assigne un nombre à une chose, elle devient connaissable.
Et voici l’arithmétique dont on sait à quel point les Chinois y ont excellé, comptant d’abord avec des baguettes, puis grâce au boulier qui préfigure le calcul par bases et les fondements de l’informatique.
L’importance des chiffres et de leur symbolique n’est pas à démontrer, je privilégierai ceux qui me parlent dans la pratique :
1 : unité de départ, unité à retrouver
2 : alternance et engendrement mutuel du yin et du yang, du vide et du plein, de l’inspir et de l’expir, de la croissance et du retrait
3 : les trois foyers, les trois sphères de notre squelette, l’homme placé entre ciel et terre
5 : les cinq éléments, bien improprement traduits, alors qu’il s’agit de modalités, de mouvements, de chemins
8 : huit directions, huit portes du Tui Shou
12 : cycle jour/nuit, mois de l’année, méridiens principaux
Il faudrait aussi parler des quatre diagrammes, des huit trigrammes et des soixante-quatre hexagrammes du Yi Jing.

Cette symbolique numéraire est très importante dans la pratique du Tai Ji Quan - dans le travail d’enracinement et de transfert, dans la succession des trois parties de la forme, dans les quatre directions de « La Fille de Jade », dans les rencontres avec les cinq animaux correspondant aux cinq phases : oiseau (grue, phénix), tigre, ours, cheval, serpent. Les images et les nombres sont liés et véritablement partie prenante du Tai Ji Quan.
« Le compas et l’équerre sont les normes suprêmes du carré et du cercle, et les mouvements du Ciel et de la Terre sont mesurables par le compas et l’équerre. » 2
Qui dit mathématiques dit aussi géométrie, donc formes.
Il s’agit là aussi, pour le Tai Ji Quan, d’un mot-clé qui désigne l’enchaînement. Ce mot évoque à la fois l’idée de limites et de discipline.
Dans la représentation cosmogonique chinoise, la terre est représentée par le carré et le ciel par le rond – les anciennes pièces de monnaie rondes avec un trou carré en étant une illustration. Dans le Tai Ji Quan, nous avons aussi les lignes des déplacements et la rondeur des mouvements.
Le parallélisme est aussi une notion importante, en particulier dans la langue poétique chinoise. Cela s’observe à chaque nouvel an avec l’affichage – de part et d’autre des portes d’entrée – de nouvelles sentences parallèles, sortes de maximes calligraphiées verticalement. C’est un parallélisme dynamique, car la lecture s’en fait aussi transversalement, dégageant du sens à partir du vide médian. Par exemple :
A toutes les portes brille un jour lumineux.
Toujours échanger les vieux liens pour des fruits nouveaux.
Pourquoi cette métaphore des parallèles dans le Tai Ji Quan ? Il semble que l’on peut, dans un premier stade, avoir l’impression de différents niveaux qui ne dialoguent pas entre eux : martial, énergétique, poétique… alors que, quand l’espace-temps se courbe, les parallèles se rencontrent.
Il faudrait aussi parler du modèle fractal qui rend compte des relations homme/univers, microcosme/cosmos. C’est bien aussi un modèle inhérent au Tai Ji Quan.

Avec la symbolique mathématique, nous arrivons à la relation entre le discontinu et le continu : discontinuité de l’arithmétique qui compte, qui isole des éléments, des nombres qui permettent de classer - on parle aussi poétiquement de mathématiques discrètes ; continuité des courbes, des sinusoïdes représentant des fonctions. On retrouve cette relation en physique : la lumière est à la fois onde et particules.

« L’apport essentiel de la Chine (…) est d’avoir reconnu à chacun des deux principes la capacité de contenir l’autre en germe et dans le déroulement cyclique du temps, de l’engendrer. » 3
Dans la pensée chinoise, et cela s’applique bien au Tai Ji Quan, les faits (les mouvements aussi) ne sont pas isolés. Il n’y a durée que dans le changement et la transformation, le cycle remplace la relation linéaire cause/effet.

« La treizième revient et c’est toujours la même… » 4

Dans les mathématiques, il y a toujours un aspect réducteur - à ne pas entendre de façon péjorative : construire une fonction, une équation, c’est aussi se situer au niveau de l’archétype, de l’universel.
Une dernière citation – d’un livre dont le titre me semble apporter la solution de beaucoup de questions : Traité du Maître qui porte la simplicité , allusion à cette phrase de La Voie et sa vertu :
« Montre ta nature brute et porte la simplicité. »
5

C’est là que l’on peut revenir au plus près du Tai Ji Quan : il faut passer par de nombreuses années de travail, d’apprentissage en portant son attention sur de nombreux principes, en approfondissant chaque geste et son application dans le travail à deux pour s’apercevoir que le but ultime sera de redécouvrir le mouvement naturel, la spontanéité de l’enfant. Le modèle mathématique me semble donc un paradigme possible pour le Tai Ji Quan : passage du discontinu de la démarche analytique - par étapes - de l’apprentissage à la continuité, la fluidité du mouvement. Modèle qui doit aussi être « discret », comme en filigrane, en ombre chinoise, le Tai Ji Quan n’est-il pas aussi appelé boxe de l’ombre ?

Françoise

[1] Lao Zi, La Voie et sa vertu / trad. F. Houang et P. Leyris, Ed. du Seuil, 1979
[2] Jean-Marc Eyssalet, Les Cinq chemins du clair et de l’obscur, G. Tredaniel, 1990
[3] Jean-François Barrey et Pierre Deporte, Vivre en cinq mouvements, Ed. du Prieuré, 1994
[4] Gérard de Nerval, Poésies
[5] Ge Hong.- Baopuzi Neipian ou Traité du Maître qui porte la simplicité / trad. Philippe Che.- Gallimard, 1999. - (Connaissance de l’Orient).

mardi 4 mars 2008

Sheng xian



Sheng xian, Le Sage

En relation avec la notion de Ciel abordée dans un message précédent, Stéphane Feuillas nous signale que tous les courants de pensée de la Chine classique s’accordent pour partir d’un même point de départ : « le réel et la nature de l’existence ne sont pas à chercher dans un quelconque ailleurs théorique, mystique ou divin, mais dans l’inscription en soi du principe vital… » Le Sage doit réaliser complètement ce potentiel et ne peut saisir le principe vital que dans la multiplicité des expériences.
Développant la même idée, François Jullien cite Confucius et précise : « Un Sage est sans idées parce qu’une idée c’est un parti pris. Avancer une idée, c’est privilégier un aspect au détriment des autres. C'est donc laisser tomber de la réalité. C'est donc privilégier. C'est donc une partialité. Qu'est-ce que la sagesse en Chine ? C'est de ne pas basculer d'un côté. De l'un ou de l'autre côté. C'est de ne pas sombrer dans la partialité. Le sage, c'est celui qui reste dans une pensée globale, disponible, comme on dit, dont la pensée reste totalement ouverte, à tout le réel, à toute l'amplitude du réel, d'un pôle à l'autre. Et donc qui se garde de la partialité comme, je dirais, le philosophe a voulu se garder de l'erreur. Je dirais que la partialité pour la sagesse c'est un peu l'équivalent de l'erreur pour la philosophie. Et alors " passer à côté " de la notion de vérité, ça signifie que la philosophie c'est ce mode de pensée qui a commencé par avancer une idée, peut importe laquelle, au sens où l’on dit " tenir à ses idées ", apposer une idée en premier. C'est à dire, au fond, une idée au départ à partir de laquelle tout le reste s'enchaîne ; n’est-ce pas ? Mais il y aurait là comme une sorte de perte initiale, dit la sagesse, qui serait qu'on aurait commencé à privilégier quelque chose, en laissant tomber, en laissant dans l'ombre, le reste de la réalité. Je crois qu'on pourrait se représenter, d'une autre façon, la philosophie comme étant une sorte de déviation qui a précipité la pensée dans une histoire où, à partir de la première idée avancée, on n'aurait cessé de vouloir récupérer ce qu'on avait commencé par laisser tomber. La dialectique c'est ça : une histoire où l’on ne cesse de vouloir récupérer, par un autre biais, d'une autre façon, ce que l'on avait commencé par laisser tomber au départ. Donc, une histoire de la philosophie. Par rapport à quoi se distinguerait la disponibilité du sage, pensée sans histoire parce qu'elle resterait dès l'abord ouverte à toute la réalité, dans une sorte de disponibilité qui ne s'attacherait à aucune idée.

Cela dit, ça pose un problème qui est l'incidence de ça dans le monde politique. Je veux dire… la Chine nous montre comment on peut penser sans prendre position, en gardant l'esprit ouvert à toutes les possibilités, sans parti pris, sans privilégier une idée. Mais comment ça se traduit sur le plan politique ? Est-ce que, face au pouvoir, il ne faut pas tenir à des idées, tenir à une vérité ? Un point faible de la pensée chinoise, je crois, c'est qu'elle n'a cessé de penser le pouvoir mais qu'elle n'a jamais pu penser de résistance au pouvoir. Il y a eu des résistances individuellement, mais l'idée de l'intellectuel, la figure de l'intellectuel, ne s'est pas développée en Chine, celle du lettré, parce que le lettré est toujours resté le dépendant du Prince. Il n'a pas pu constituer une position à part, renvoyant justement à une transcendance, comme vous disiez tout à l'heure, à un autre ordre. C'est au nom d'un autre ordre que l'intellectuel en Occident s'est constitué. Un ordre idéal. Une cité idéale, au nom de laquelle il pouvait juger les rapports de forces du monde réel. Mais quand il n'y a pas d'autre monde ou d'extériorité, qu'il n'y a pas d'idéal, il n'y a pas de position de recul par rapport à quoi on pourrait dénoncer l'ordre du pouvoir existant. On peut le faire comme ça… mais on n'a pas de position pour le faire. Je crois que c'est une différence essentielle, et qu'on en voit bien les conséquences sur le plan politique : l’intellectuel n'a pas pu jouer en Chine ce rôle qui a été essentiel dans l'histoire occidentale. »

Qu’on me pardonne cette très longue citation. Mais elle nous amène à nous questionner sur des notions qui nous paraissent évidentes comme la vérité et l’erreur que la pensée chinoise a remplacées par les notions de disponibilité pour vérité et de partialité pour erreur.

Une petite nouvelle pour terminer ce message : Weiyi est parvenu à rendre la notion de détour : redécouvrir sa civilisation en passant par le détour d’une autre. Pour ce faire, elle a calligraphié un très vieux poème chinois, vous verrez c’est très beau…
A suivre,
Jean-Louis

NIOLON C'EST TROP MIGNON



Dimanche prochain RV pour une belle randonnée, nous allons longer la méditerranée, ça va être super et pas trop fatiguant.
Si vous avez des questions d'ordre pratique, n'hésitez pas, je me ferais un plaisir de vous répondre.

Nicole

dimanche 2 mars 2008

Tian


Tian, Ciel

Evoquant le culte des Ancêtres, Anne Cheng souligne la continuité entre le monde des vivants et le monde des morts.
Les Ancêtres : « en tant que membres d’une communauté familiale et par delà les frontières entre vie et mort, continuent à jouer un rôle au sein de cette communauté et leur statut dans la parenté garde toute son importance. Il y a continuité entre les sacrifices proprement religieux dus aux Ancêtres et les codes rituels à respecter à l’égard des vivants. Le culte des Ancêtres manifeste le groupe de parenté comme le paradigme de l’organisation sociale. »
L’organisation sociale est intégrée dans la vision d’un ordre familial sur lequel de fonde toute harmonie.
Ainsi s’explique, sans doute, que « pays » en chinois se dise « guojia », littéralement pays famille, pays maison et que les gens se saluent par oncle, grand frère, petite sœur, même s’ils n’ont aucun lien de parenté.

Sous la dynastie des Shang (XVIII°-XI° siècle avant Jésus Christ) au dessus des mânes des Ancêtres qui remplissent semble t-il une fonction de médiation « les inscriptions oraculaires révèlent l’existence d’une croyance en l’existence d’une divinité suprême toute puissante commandant à l’ensemble de la nature et imposant aux hommes ses volontés : di ou shangdi, le souverain d’en haut » que les missionnaires chrétiens traduisirent par Dieu. Les derniers souverains des Shang s’attribuèrent l’appellation de di.
Lors de la transition dynastique des Shang aux Zhou (XI° - 256 av. Jésus Christ) « la documentation épigraphique révèle le caractère quasi systématique du glissement lexical de di (divinité suprême) à tian (Ciel) qui manifeste le passage d’une pensée religieuse à une pensée cosmologique. »
Mais comme le souligne Anne Cheng, « il est significatif qu’une des toutes premières élaborations de la pensée sue le Ciel ait eu un enjeu politique : en chine, l’aménagement de l’univers est aussi avant tout un aménagement de l’espace humain : ordre social et ordre cosmique se rejoignent…Ainsi l’exercice du pouvoir n’était plus l’apanage d’un seul et même lignage par simple transfert héréditaire. Le mandat du Ciel était susceptible de passer d’un lignage à un autre censé plus digne de gouverner. L’expression changement de mandat (geming), les Zhou furent les premiers à s’en prévaloir pour justifier le renversement de la dynastie précédente. » Notons que geming en est venu à traduire pour les penseurs progressistes du XIX° la notion de révolution.

Mais que recouvre la notion de Ciel ? Quelle est la différence entre la notion de Ciel et la notion de Dieu ?
Pour François Jullien, le Ciel n’appartient pas à un autre monde, à une transcendance par extériorité comme le Dieu biblique ou les idées platoniciennes. Le Ciel c’est « la totalité des processus en cours. » François Jullien précise que la transcendance par extériorité qui a d’abord épousé la notion de Dieu a pu, par la suite, revêtir d’autres formes : progrès, idéal, liberté… « La liberté, c’est un affranchissement par rapport au monde. Pourquoi la pensée chinoise n’a pas pensé la liberté dans sa tradition ? C’est parce que c’est une pensée de l’immanence. » Une pensée des processus dont le fils du Ciel doit garantir l’harmonie.
Le culte des Ancêtres, le Ciel sont la manifestation d’une continuité entre le celeste et l’humain.

Nous comprenons mieux pourquoi la pensée occidentale a privilégié certaines notions : Dieu, métaphysique, création, liberté et pourquoi la pensée chinoise en a privilégié d’autres Ciel, souffle Qi, processus, harmonie.

Dans les prochains messages nous tenterons de voir comment la pensée occidentale s’est incarnée dans la figure du philosophe et de l’intellectuel et comment la pensée chinoise s’est incarnée dans la figure du Sage et du lettré.

A suivre,
Jean-Louis

samedi 1 mars 2008

"Chemin faisant" de F. Jullien

5. Traduire

Le questionnement sur l'éventuelle altérité pose le problème de la traduction et de la manière de la concevoir. Deux conceptions de la traduction s’opposent. Soit, comme Billeter le propose, on traduit de manière à ce que le résultat soit familier et naturel. Traduire est dans ce cas, une opération de rapprochement avec ce que l'on connaît déjà. On peut alors se demander ce qui se perd peut être du sens originel du texte. Soit, comme Jullien, on traduit en laissant entendre un dérangement possible au sein du texte d'arrivée. Jullien s'impose trois règles de vigilance. 1. Rester au plus près du texte de départ quitte à devoir accepter une certaine rugosité. 2. Commenter et critiquer la traduction première pour rattraper et corriger ce qu’elle a laissé perdre du texte originel. 3. Indiquer dans un glossaire les principales expressions chinoises. C'est de cette façon qu'il pense éviter l'occidentalisation du texte chinois.

Jullien reprend l'exemple de la phrase que Billeter traduit par «le dao doit avoir un but précis». Or, selon Jullien, la pensée du dao n’est pas conçue en fonction d’un but. Billeter a projeté abusivement la notion de but dans les textes chinois et notamment le but oppressif, là où, selon Jullien, il n’y a que conformisme. Par ailleurs, même si cette notion de but n'apparaît pas dans les textes chinois, cela n’empêche pas Jullien de poser la question (occidentale) de la finalité et de juger la pensée chinoise de ce point de vue, notamment dans ses effets politiques. Jullien écrit dans «La propension des choses» à propos de la position d'autorité du prince : «son fonctionnement, polarisé sur le prince, ne peut déboucher sur aucune autre finalité transcendante à l'appareil que celui ci incarne et devient dans sa logique même, parfaitement monstrueux».

Jullien reprend le texte de Zhuangzi sur l’avènement de la vie. La traduction de Billeter «quelque chose qui avait d'abord existé dans l'indistinction première s'était transformé en souffle» est critiquée par Jullien dans la mesure où il utilise l'expression «quelque chose» qui renvoie à la question occidentale de la Création. Jullien propose alors la traduction suivante : «au sein de la confusion et de l'indistinction, par modification, il y a du souffle» traduction qui éclaire le phénomène de la vie comme un pur processus.

Jullien reproche aux traductions de Billeter, de souvent utiliser le mot «acte» alors qu’il faudrait plutôt utiliser le mot «conduite».
Jullien discute ensuite de la manière de traduire la fameuse formule taoïste : «无为而不无为 wu wei er wu bu wei». Là où Billeter propose la traduction «qui ne force rien peut tout», Jullien propose plutôt : «ne pas agir mais/d'où ne pas non agir». Jullien reproche à Billeter d'avoir abandonné la symétrie de la phrase, symétrie que l'on rencontre beaucoup en Chine sur les chambranles des portes, dans la poésie, dans le vocabulaire (东西dongxi).

Jullien revient sur la critique de Billeter sur la traduction du Huainanzi. Il s'étonne que Billeter reproche aux traducteurs de ne pas avoir traduit invariablement le mot « 道 dao » par le seul mot de« nature » alors qu'il reprochait l'inverse à Jullien dans ses traductions. Ce n'est pas, selon Jullien, parce qu'une traduction laisse entendre un écart de pensée, qu'elle conduit à la formation de deux mondes opposés.