Les
Biographies des moines éminents sont
un genre littéraire initié par Huijiao (497-554). Dans ces biographies les
légendes se mêlent à l’Histoire. Elles apportent une saveur aux récits, servent
à rehausser le prestige des maîtres auprès des disciples et contiennent
généralement une part de vérité transposée sur le plan symbolique. Ces
« moines éminents » furent de grands voyageurs qui, partis de l’Inde
ou de la Perse firent des voyages fabuleux en empruntant les routes des
caravanes de la Soie pour propager leur foi dans la Chine lointaine ou prenant
le chemin inverse allèrent de Chine vers
l’Inde à la recherche des racines du bouddhisme. La propagation du bouddhisme
est certainement une des plus grande aventure culturelle de l’Humanité. Ce fut
l’œuvre de personnages hauts en couleurs. Je vous propose d’examiner rapidement
de trois d’entre eux. Baozhi et Bodhidharma tout d’abord avant de revenir à
Kumarajiva qui nous permettra une approche du thème de la vacuité des
phénomènes.
Baozhi (418-514) ;
La légende veut qu’il soit né dans un nid d’aigle. Les aigles au regard perçant
et au vol majestueux sont le symbole du savoir profond et étendu de celui que
ses contemporains appelèrent le « moine divin ». Il étonna son
entourage par ses manières excentriques : errant sans domicile fixe, pieds
nus et cheveux en bataille, bâton de moine en main avec un attirail de ciseaux,
d’éventails et de miroirs. Il arpentait les rues sous le regard moqueur des
passants. De la raillerie, on passa bien vite à une attitude révérencieuse
lorsque l’on s’aperçu que ses propos incohérents prédisaient l’avenir avec
justesse. Ce moine composa de nombreux poèmes et hymnes. Il est l’auteur du
« Précieux service de repentir de l’empereur Liang » composé pour
délivrer la jeune épouse de l’empereur disparue à la fleur de l’âge et
transformée en python à la suite d’un mauvais karma. Il est remarquable que ce
service est toujours célébré solennellement dans les monastères.
Bodhidharma (v.
470-V. 543). La tradition considère ce prince indien à la barbe hirsute comme
l’introducteur du bouddhisme Chan en Chine. Le Chan (Zen au Japon) promet l'Illumination soudaine grâce à des exercices de méditation qui rendent inutiles le long détour par les Écritures. Bodhidharma (dont le nom signifie la Loi de l'Illumination) arriva à Nankin après un long
périple. Il eut avec Liang Wudi, « l’empereur bodhisattva » une
entrevue mémorable. A
l’empereur qui lui demandait quels étaient ses mérites pour avoir construit de
nombreux temples et aidé de nombreux moines, le moine répondit dans l’esprit du
Chan : « absolument aucun ». Ce ne fut pas du goût de l’empereur
qui invita Bodhidharma à prendre le large. De nombreuses peintures nous
montrent le maître traversant le Yangzi sur une tige de roseau ou brindille de
riz. Il arriva au lieu dit « petite forêt », Shaolin, où il passa neuf
ans en contemplation devant un mur. La légende veut aussi que pour éviter de
s’endormir il se serait coupé les paupières, qui tombées à terre, seraient
devenues des plants de thé. Une autre légende nous dit que ses jambes et ses
bras auraient pourri suite à son inaction prolongée ce qui serait à l’origine
des populaires poupées sphériques « daruma du Japon ».
Kumarajiva
(v. 343 – 413) L’arrivée de Kumarajiva à Chang’an en 402 inaugure une nouvelle
période où la spécificité de l’apport bouddhique indien se trouve pleinement
reconnue. Dés lors on ne cherche plus à transposer la pensée venue d’ailleurs
en termes familiers, principalement taoïstes (exemple l’éveil (bodhi) compris en terme de dao
ou encore l’extinction (niravana) en
terme de non-agir (wuwei). Sous la
direction de Kumarajiva, on se lance dans de grands travaux d’exégèse et de
traduction directement du sanscrit pour lesquels on fait appel à des moines
venus d’Inde ou de Sérinde (voir Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise.)
Le père de Kumarajiva appartenait à une
illustre famille indienne. Il renonça à un poste de ministre pour prendre l’habit
monastique. Il quitta l’Inde et se rendit au royaume de Kucha (à l’extrême
nord-ouest de la Chine, au nord du désert du Taklamakan) où il fut reçu avec
honneur par le souverain qui lui donna Jiva,
sa sœur cadette en mariage. Jiva (en chinois Qipo) était douée d’une
intelligence vive. Ses facultés décuplèrent pendant sa grossesse au point qu’elle
sut parler la langue de l’Inde sans l’avoir apprise. Naturellement on y vit un
heureux présage : l’enfant à naître serait un grand Sage. La princesse
craignant que trop de faveurs ne nuisent à leur projet de vie ascétique emmena
son fils dans de nombreux pays se mêlant aux caravanes de la soie, franchissant
les passes gelées du Pamir et de l’Hindukush. Ils s’arrêtèrent une année dans l’antique
Shale, l’actuelle Kashgar. C’est dans cette ville que Kamarajiva s’initia au
Mahayana.
Dès
son arrivée à Chang’an en 402, avec le concours d’un millier de moines
Kumarajiva s’attelle à la traduction d’une série impressionnante de textes qui
deviendront les pièces maîtresses du Canon bouddhique chinois, notamment le Sûtra de la Terre pure, le Sûtra du
Lotus, Le Sûtra de Vimalakirti.
Sentant
sa mort prochaine il fit venir ses disciples et leur déclara « Si les
Ecritures que j’ai traduites ne comportent pas d’erreurs, je désire qu’à la
crémation de mon corps, ma langue ne soit pas consumée par le feu ». En
413 Kumarajiva fut incinéré. Dans les cendres de son corps on retrouva sa
langue intacte. Une pagode de jade fut construite pour la conserver et pour vénérer
la mémoire de cet homme qui exerça une influence décisive sur l’orientation du
bouddhisme chinois. On peut encore voir
ce monument aujourd’hui au Caotangsi.
Ce
travail de traduction est certainement un des plus importants de l’Histoire.
Outre les textes mentionnés ci-dessus, Kamarajiva traduisit les trois traités
de l’école Madhyamika. Ce sont ces textes qui vont nous conduire à une approche
de la Vacuité des phénomènes qui fera l’objet du prochain article. Pour nous
aider à saisir cette notion nous rencontrerons des personnalités aussi diverses
qu’Oscar Wilde ou François Truffaut. Nous retrouverons aussi notre ami
Jean-Pierre qui, au sujet de la Vacuité des phénomènes, fit une remarque qui,
plusieurs années après, me plonge toujours dans des abimes de perplexité.
A
suivre,
Jean-Louis