jeudi 22 décembre 2016

Kumarajiva et la Vacuité des phénomènes (suite)


Les Biographies des moines éminents sont un genre littéraire initié par Huijiao (497-554). Dans ces biographies les légendes se mêlent à l’Histoire. Elles apportent une saveur aux récits, servent à rehausser le prestige des maîtres auprès des disciples et contiennent généralement une part de vérité transposée sur le plan symbolique. Ces « moines éminents » furent de grands voyageurs qui, partis de l’Inde ou de la Perse firent des voyages fabuleux en empruntant les routes des caravanes de la Soie pour propager leur foi dans la Chine lointaine ou prenant le chemin inverse allèrent  de Chine vers l’Inde à la recherche des racines du bouddhisme. La propagation du bouddhisme est certainement une des plus grande aventure culturelle de l’Humanité. Ce fut l’œuvre de personnages hauts en couleurs. Je vous propose d’examiner rapidement de trois d’entre eux. Baozhi et Bodhidharma tout d’abord avant de revenir à Kumarajiva qui nous permettra une approche du thème de la vacuité des phénomènes.

Baozhi (418-514) ; La légende veut qu’il soit né dans un nid d’aigle. Les aigles au regard perçant et au vol majestueux sont le symbole du savoir profond et étendu de celui que ses contemporains appelèrent le « moine divin ». Il étonna son entourage par ses manières excentriques : errant sans domicile fixe, pieds nus et cheveux en bataille, bâton de moine en main avec un attirail de ciseaux, d’éventails et de miroirs. Il arpentait les rues sous le regard moqueur des passants. De la raillerie, on passa bien vite à une attitude révérencieuse lorsque l’on s’aperçu que ses propos incohérents prédisaient l’avenir avec justesse. Ce moine composa de nombreux poèmes et hymnes. Il est l’auteur du « Précieux service de repentir de l’empereur Liang » composé pour délivrer la jeune épouse de l’empereur disparue à la fleur de l’âge et transformée en python à la suite d’un mauvais karma. Il est remarquable que ce service est toujours célébré solennellement dans les monastères.

Bodhidharma (v. 470-V. 543). La tradition considère ce prince indien à la barbe hirsute comme l’introducteur du bouddhisme Chan en Chine. Le Chan (Zen au Japon) promet l'Illumination soudaine grâce à des exercices de méditation qui rendent inutiles le long détour par les Écritures. Bodhidharma  (dont le nom signifie la Loi de l'Illumination) arriva à Nankin après un long périple. Il eut avec Liang Wudi, « l’empereur bodhisattva » une entrevue mémorable. A l’empereur qui lui demandait quels étaient ses mérites pour avoir construit de nombreux temples et aidé de nombreux moines, le moine répondit dans l’esprit du Chan : « absolument aucun ». Ce ne fut pas du goût de l’empereur qui invita Bodhidharma à prendre le large. De nombreuses peintures nous montrent le maître traversant le Yangzi sur une tige de roseau ou brindille de riz. Il arriva au lieu dit « petite forêt », Shaolin, où il passa neuf ans en contemplation devant un mur. La légende veut aussi que pour éviter de s’endormir il se serait coupé les paupières, qui tombées à terre, seraient devenues des plants de thé. Une autre légende nous dit que ses jambes et ses bras auraient pourri suite à son inaction prolongée ce qui serait à l’origine des populaires poupées sphériques « daruma du Japon ».

Kumarajiva (v. 343 – 413) L’arrivée de Kumarajiva à Chang’an en 402 inaugure une nouvelle période où la spécificité de l’apport bouddhique indien se trouve pleinement reconnue. Dés lors on ne cherche plus à transposer la pensée venue d’ailleurs en termes familiers, principalement taoïstes  (exemple l’éveil (bodhi) compris en terme de dao ou encore l’extinction (niravana) en terme de non-agir (wuwei). Sous la direction de Kumarajiva, on se lance dans de grands travaux d’exégèse et de traduction directement du sanscrit pour lesquels on fait appel à des moines venus d’Inde ou de Sérinde (voir Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise.)   
 Le père de Kumarajiva appartenait à une illustre famille indienne. Il renonça à un poste de ministre pour prendre l’habit monastique. Il quitta l’Inde et se rendit au royaume de Kucha (à l’extrême nord-ouest de la Chine, au nord du désert du Taklamakan) où il fut reçu avec honneur par le souverain  qui lui donna Jiva, sa sœur cadette en mariage. Jiva (en chinois Qipo) était douée d’une intelligence vive. Ses facultés décuplèrent pendant sa grossesse au point qu’elle sut parler la langue de l’Inde sans l’avoir apprise. Naturellement on y vit un heureux présage : l’enfant à naître serait un grand Sage. La princesse craignant que trop de faveurs ne nuisent à leur projet de vie ascétique emmena son fils dans de nombreux pays se mêlant aux caravanes de la soie, franchissant les passes gelées du Pamir et de l’Hindukush. Ils s’arrêtèrent une année dans l’antique Shale, l’actuelle Kashgar. C’est dans cette ville que Kamarajiva s’initia au Mahayana.
Dès son arrivée à Chang’an en 402, avec le concours d’un millier de moines Kumarajiva s’attelle à la traduction d’une série impressionnante de textes qui deviendront les pièces maîtresses du Canon bouddhique chinois, notamment le Sûtra de la Terre pure, le Sûtra du Lotus, Le Sûtra de Vimalakirti.
Sentant sa mort prochaine il fit venir ses disciples et leur déclara « Si les Ecritures que j’ai traduites ne comportent pas d’erreurs, je désire qu’à la crémation de mon corps, ma langue ne soit pas consumée par le feu ». En 413 Kumarajiva fut incinéré. Dans les cendres de son corps on retrouva sa langue intacte. Une pagode de jade fut construite pour la conserver et pour vénérer la mémoire de cet homme qui exerça une influence décisive sur l’orientation du bouddhisme chinois.  On peut encore voir ce monument aujourd’hui au Caotangsi.

Ce travail de traduction est certainement un des plus importants de l’Histoire. Outre les textes mentionnés ci-dessus, Kamarajiva traduisit les trois traités de l’école Madhyamika. Ce sont ces textes qui vont nous conduire à une approche de la Vacuité des phénomènes qui fera l’objet du prochain article. Pour nous aider à saisir cette notion nous rencontrerons des personnalités aussi diverses qu’Oscar Wilde ou François Truffaut. Nous retrouverons aussi notre ami Jean-Pierre qui, au sujet de la Vacuité des phénomènes, fit une remarque qui, plusieurs années après, me plonge toujours dans des abimes de perplexité.
A suivre,

Jean-Louis

dimanche 18 décembre 2016

Kumarajiva, Oscar Wilde et le thème de la Vacuité


Moine voyageant  le chasse mouche
à la main, des manuscrits sur le dos,
en compagnie d’un tigre

Je voudrais, aujourd’hui, proposer une approche du thème de la Vacuité. C’est une notion importante du bouddhisme, mais c’est aussi, à mon avis, une des plus difficile à saisir tant elle est éloignée de nos habitudes de pensée. Il me semble pourtant que toutes notions, même les plus complexes, même les plus éloignées de nos modes de pensée peuvent être approchées d’une manière simple dans des récits aussi passionnants que des romans policiers ou des contes de Noël, sans rien enlever au sérieux de l'étude..

Aborder le thème de la Vacuité n’est pas un simple jeu de l’esprit susceptible d’intéresser seulement quelques adeptes du bouddhisme. C’est, nous le verrons, la possibilité de mieux comprendre certains aspects de la pensée chinoise. C’est aussi l’occasion de nous interroger  sur certaines de nos attitudes. En effet, pour un bouddhiste, ignorer la vacuité des choses c’est se comporter comme un enfant qui, se piquant à une aiguille, dirait : « cette aiguille est méchante ».

Aborder le thème de la vacuité des choses c’est rencontrer des personnages aussi remarquables que Kumarajiva (vers 344-413) certainement un des plus grands traducteurs des textes bouddhiques en chinois  ou encore Oscar Wilde qui déclarait que les brouillards n’existaient pas à Londres avant que Turner ne nous apprit à les voir. C’est partir pour des voyages merveilleux qui nous conduiront de l’Inde à la Chine en passant par le Cachemire, l’ancien royaume de Kucha et l’antique Shale.  C’est se mêler aux caravanes de la soie pour suivre une princesse kuchéenne et son fils de douze ans se frayant un chemin par les passes glacées du Pamir ou de l’Hindukush. C’est se délecter de la saveur des mots tels que Prajna-paramita (perfection de la sagesse). C’est la joie de comprendre une pensée étrangère et en retour la sienne propre. C’est écouter de nombreux récits ou l’Histoire se mêle aux légendes. Bref, c’est prendre un plaisir extrême comme si Peau d’âne nous était conté.

A suivre,
Jean-Louis

PS les sources de ces articles sont essentiellement :
50 grands maîtres du bouddhisme chinois de Christian Cochini (Institut Ricci). Edition Bayard.

Histoire de la pensée chinoise d’Anne Cheng, Points Essais

samedi 3 décembre 2016

Respect des Anciens : transmission ou passéisme

L’attachement au passé est un sujet qui me touche beaucoup et qui semble être à la mode. Pourtant parler de l’attachement au passé ne veut pas dire grand-chose si l’on n’indique pas ce que l’on met dans cette notion. En effet, des personnalités de sensibilité très différentes proclament cet attachement en y mettant des valeurs parfois opposées.

Encouragé par des échos selon lesquels le blog continue à être lu malgré le ralentissement des activités de Chinafi, je vous propose d’examiner très succinctement les raisons de cet attachement au passé chez trois grands « passéistes » : Confucius, Claude Lévi-Strauss et Georges Brassens.

Confucius
La Voie de Confucius c’est la Voie des Anciens, celle des Sages Rois de l’Antiquité, la Voie de Wen et Wu. Il le proclame dans une phrase célèbre des Entretiens : « Je transmets, je n’invente rien…J’aime l’Antiquité » VII,1. (Traduction Pierre Ryckmans.) Pourtant l’enseignement de Confucius avant d’être récupéré et parfois déformé fut extrêmement novateur. Alors pourquoi cette référence constante à l’Antiquité ? Nicolas Zufferey dans son Introduction à la pensé chinoise avance une explication. Confier ses idées au passé permet, peut-être de mieux les faire accepter. Des idées neuves s’imposent parfois plus facilement quand on en attribue la paternité aux Anciens. On peut, peut-être, également voir dans cette référence à l’Antiquité une cohérence avec l’attachement aux rites, au culte ancestral et à la piété filiale. Les rites établissent, entre autres, un lien entre les générations. Les hommes d'aujourd’hui retrouvent les gestes et les paroles du passé. Comme le culte des Ancêtres et la piété filiale, les rites témoignent d’une fidélité envers les Anciens. Cette fidélité est un moyen de lutter contre la mort et contre l’oubli qui est une deuxième mort. C’est aussi le moyen de trouver des racines.

Claude Lévi-Strauss
Le premier travail d’un ethnologue, s’il veut comprendre les sociétés qu’il étudie et en retour la sienne propre, c’est de se débarrasser de ses préjugés, de ses a priori, de ses habitudes de pensée. Il doit donc opérer un décentrement par rapport à son moi et à ses présupposés ce qui peut être favorisé par un voyage dans l’espace ou dans le temps. Mais le mieux est encore de citer notre auteur : « Quand les hommes du Moyen-âge et de la Renaissance ont redécouvert l’antiquité gréco-romaine, et quand les Jésuites ont fait du grec et du latin la base de la formation intellectuelle, n’était-ce pas une première forme d’ethnologie ? On reconnaissait qu’aucune civilisation ne peut se penser elle-même, si elle ne dispose pas de quelques autres pour servir de base de comparaison. La Renaissance a retrouvé, dans la littérature ancienne, des notions et des méthodes oubliées ; mais plus encore, le moyen de mettre sa propre culture en perspective, en confrontant les conceptions contemporaines à celles d’autres temps et d’autres lieux.
Ceux qui critiquent l’enseignement classique auraient tort de s’y tromper : si l’apprentissage du grec et du latin se réduisait à l’acquisition éphémère des rudiments de langues mortes, il ne servirait pas à grand-chose. Mais – les professeurs du secondaire le savent bien – à travers la langue et les textes, l’élève s’initie à une méthode intellectuelle qui est celle même de l’ethnographie, et que j’appellerais volontiers la technique du dépaysement. »
Claude Lévi-Strauss, Les trois humanismes article paru dans la revue Demain en 1956 et repris dans Anthropologie structurale II.

Georges Brassens
Georges Brassens a exprimé dans de nombreuses chansons son attachement au passé, aux « neiges d’antan ».
Je vous en propose trois ci-dessous :

- Le moyenâgeux :




- Le Grand Pan




- Le passéiste



Je ne veux pas paraphraser Brassens en affaiblissant la beauté de ses vers. Je vous laisse découvrir ou redécouvrir ces merveilleuses chansons.

Brassens sait bien qu’on peut lui reprocher sa « morose délectation ». En fait, il ne s’agit pas de s’engager dans le débat stérile de savoir « si c’était mieux avant ». On parle du devoir de mémoire en le limitant souvent aux crimes perpétrés dans le passé. On espère ainsi que ces crimes ne se reproduisent plus. Mais ce devoir de mémoire peut porter aussi sur la richesse du passé qui peut continuer à nous enrichir. L’attachement au passé ce peut-être aussi le souhait que les générations passées continuent à vivre en nous. Dit par Brassens c’est plus joli :

Le feu des étoiles éteintes
M’éclaire encore,
Et j’entends l’Angélus qui tinte
Aux clochers morts
Brassens, Le passéiste.

Jean-Louis.