lundi 17 octobre 2016

Le meurtre de Chaos


Dans un commentaire récent, Françoise évoquait la possibilité d’un thé philo. Je ne sais pas si cette initiative aura une suite mais pour vous mettre le thé à la bouche, je vous propose un nouveau thème (comme la culture chinoise en offre des centaines) : le meurtre de Chaos.

Le personnage de Chaos et son meurtre apparaissent dans la mythologie grecque et dans un apologue de Zhuangzi. Mais son meurtre revêt une signification différente selon le récit auquel on se réfère. A travers ces différences ce sont deux conceptions de la naissance du monde et plus généralement deux visions du monde que l’on découvre.

La mythologie grecque, pour notre culture, ce sont d’abord de belles histoires à l’origine, même si nous l’avons oublié, de très nombreuses expressions que nous employons tous les jours. Ainsi derrière l’expression « une pomme de discorde » ou encore « jurer comme un charretier » se trouvent de merveilleux récits. Mais plus profondément les mythes grecs véhiculent une vision du monde qui nous imprègne encore aujourd’hui. Il en va de même des apologues de Zhuangzi ou des propos de Confucius pour la culture chinoise.

Voyons d’abord le personnage de Chaos dans la mythologie grecque. C’est le dieu primordial, le plus ancien, celui qui est au commencement du monde. Luc Ferry dans La sagesse des Mythes le définit à la suite d’Hésiode et d’Apollodore comme un abime, un trou noir au sein duquel on ne rencontre nul être identifiable, rien que l’on puisse distinguer. Ce n’est que peu à peu que le monde ordonné va naître de ce désordre, de cette indistinction initiale. Et il faudra bien des luttes, bien des guerres entre les dieux qui sont racontées dans des histoires pleines de bruit et de fureur pour que les dieux de l’Olympe avec à leur tête Zeus sortent vainqueur des forces du chaos représentées notamment par les Titans. Dans la mythologie grecque la victoire des Olympiens, la sortie du chaos, de l’indistinction est représentée comme un progrès.

Il en va tout autrement dans l’histoire de Chaos racontée à la fin du chapitre VII du Zhuangzi. Chaos, c’est l’empereur du Centre représentant lui aussi l’indistinction. Il ne possède d’ailleurs aucun organe sensoriel lui permettant de distinguer le monde. Croyant bien faire ses collègues, l’empereur de la mer du Sud et l’empereur de la mer du Nord vont lui percer des orifices pour qu’il puisse sortir de l’indistinction. Mais dans la fable de Zhuangzi, contrairement au mythe grec, la fin de la confusion conduit au désastre et à la mort de Chaos. La fin de l’indistinction est perçue non comme un progrès mais comme un appauvrissement. On aura reconnu dans le personnage de Chaos un proche parent du Vide des taoïstes. Voici ce que nous dit Jean Lévi dans ses Propos intempestifs sur le Tchouang-Tseu : « Chaos a reçu des organes sensoriels. Ce gain est une perte nous dit Tchouang-Tseu » Pourquoi ? « L’acquisition des organes sensoriels se traduit par une catastrophe … Tout, en dedans de lui-même, était un merveilleux pêle-mêle. En s’ouvrant au monde, cette confusion qu’il tenait enfermée en lui s’écoule et se disperse par les orifices malencontreusement ménagés dans sa face lisse et impénétrable. Dans un même temps, par un mouvement inverse, à la faveur de ces fentes, le monde extérieur fait irruption à l’intérieur, envahissant sa subjectivité, la réduisant en esclavage et pour finir, annihilant son souffle vital. »

Dans le cadre de cet article je n’ai pu faire qu’un résumé extrêmement succinct et pauvre de ces deux histoires et de leur signification. Mais encore une fois le but de cet article était seulement une invitation à aller plus loin. Si vous voulez les découvrir ces récits dans toute leur richesse je vous invite à vous reporter aux livres de Jean-Pierre Vernant ou de Luc Ferry pour la mythologie grecque et aux traductions de Jean Lévi pour les apologues de Zhuangzi ou encore … aux échanges que l’on pourrait avoir autour d’un bol de thé.
Jean-Louis