lundi 8 juin 2009
Une forme de désir
Il y a chez CaoXueqin cette faculté de plonger dans l'âme de ses personnages et de nous faire partager leurs pensées secrètes. Ainsi, après que Lin Daiyu ait exprimé sa jalousie à Jia Baoyu, à propos de sa cousine Xue Baochai, il nous expose les pensées secrètes de chacun d'eux :
即如此刻,宝玉的心内想的是:“别人不知我的心,还有可恕,难道你就不想我的心里眼里只有你!你不能为我烦恼,反来以这话奚落堵我.可见我心里一时一刻白有你,你竟心里没我。”心里这意思,只是口里说不出来.
Au moment où nous en sommes, par exemple, voici ce que pensait Jia Baoyu : " Que les autres ne comprennent pas mes sentiments, ils en sont après tout excusables. Mais toi, comment peux tu ne pas croire qu'à mes yeux et au fond de mon cœur, il n'y a place que pour toi ? Non seulement tu ne sais aucunement me délivrer de mes peines, mais voilà les propos avec lesquels tu viens étouffer les miens dans ma gorge ! C'est donc manifestement en vain qu'à toute heure, à tout instant, je te porte au fond de mon cœur, tandis que je n'ai jamais place dans le tien." Telle était la pensée de Jia Baoyu, mais il ne pouvait l'exprimer en paroles.
那林黛玉心里想着:“你心里自然有我,虽有`金玉相对'之说,你岂是重这邪说 不重我的.我便时常提这`金玉',你只管了然自若无闻的,方见得是待我重,而毫无此心了.如何我只一提`金玉'的事,你就着急,可知你心里时时有`金玉',见我一提,你又怕我多心,故意着急,安心哄我.
Quant à Lin Daiyu , voici ce qu'elle pensait de son côté :
"Que j'ai place au fond de ton cœur, cela va de soi ! Il y a bien cette fable du cadenas d'or faisant pendant à l'abraxas de jade, mais toi, comment pourrais-tu accorder plus de poids à de malignes impostures qu'à la qualité des personnes ? Quand j'en reviendrais constamment à cette histoire d'or et de jade, tu n'aurais qu'à comprendre et faire comme si tu n'entendais pas. Ainsi seulement deviendrait il évident que tu me traites avec préférence et que tu n'as pas l'ombre d'une intention secrète. Comment se fait-il, au contraire, que je n'aie qu'à reparler de cette histoire pour qu'aussitôt, tu t'excites ? Ce qui prouve que cette idée t'occupe à tout instant, que tu crains, dès que j'en parle, que ne me vienne des soupçons, et que tu feins de t'exaspérer, pour m'abuser en toute quiétude de cœur".
Et CaoXueqin de poursuivre par un grand moment de psychologie.
看来两个人原本是一个心,但都多生了枝叶,反弄成两个心了.那宝玉心中又想 着:“我不管怎么样都好,只要你随意,我便立刻因你死了也情愿.你知也罢,不知也罢,只由我的心,可见你方和我近,不和我远。”那林黛玉心里又想着:“你 只管你,你好我自好,你何必为我而自失.殊不知你失我自失.可见是你不叫我近你,有意叫我远你了."如此看来,却都是求近之心,反弄成疏远之意.如此之 话,皆他二人素习所存私心,也难备述.
Jia Baoyu pensait encore :
"Pour moi, quoi que tu puisses faire ou vouloir, tout me semble bon. Pourvu que tes vœux soient satisfaits, dussé-je en mourir sur-le-champ, que j'y consentirais volontiers. Que tu me comprennes ou ne me comprennes pas, n'importe ! Contente toi de te fier à moi ! C'est seulement ainsi que tu me seras toute proche, et non lointaine."
Lin Daiyu pensait aussi :
"Tu n'as tout simplement qu'à t'occuper de toi. Ce qui t'est bon l'est naturellement pour moi. Mais si tu penses faire abstraction de ta personne pour ne t'appliquer qu'à me donner plein contentement, tu ne feras que m'obliger à m'éloigner de toi, au lieu de m'en approcher davantage."
Dis moi, Honorable Lecteur, n'avaient ils pas, en réalité, un seul cœur ? Seulement, ils s'ingéniaient tous deux si bien à faire naître et croître de telles pousses et touffes de complications, que leur mutuel désir de rapprochement finissait par devenir au contraire une cause d'éloignement. Ce sont là des pensées qu'ils nourrissaient constamment, mais secrètement, en eux-mêmes. Il serait difficile d'en rendre pleinement compte.
Ce dernier passage est vraiment étonnant car il met en scène un désir sans objet, ou désir purement mimétique.
Le désir tel que Jia Baoyu l'exprime dans sa pensée, n'est autre que le désir de Lin Daiyu : "pourvu que tes vœux soient satisfaits". Entre autres termes, il n'a pas de désir propre.
A quoi lui répond de manière toute symétrique Lin Daiyu : " Tu n'as tout simplement qu'à t'occuper de toi". Elle non plus n'a pas de désir propre. Mais elle va plus loin dans sa pensée car elle sait qu'il en est de même pour Jia Baoyu et elle le met en garde contre les dangers que comporte la circularité d'une telle situation.
Les interpellations directes au lecteur (je ne compte pas les interpellations de fin de chapitre pour encourager à lire le suivant) ne sont pas très fréquentes dans le roman et on peut penser que Cao Xueqin nous interpelle lorsque le sujet est grave en quelque sorte. Il semble qu'il ait le pressentiment de toucher là quelque chose de fondamental dans les rapports humains qu'il a du mal lui-même à expliquer "il serait difficile d'en rendre pleinement compte" et qu'il nous passe le relais pour approfondir le sujet. Il est reconnu que les grands artistes sont en avance sur les chercheurs. Ils pressentent certaines choses et ils expriment leurs intuitions à travers leur art et ce sera ensuite aux psychologues, sociologues, ethnologues etc. de les théoriser. Cao Xueqin n'a-t-il pas ici l'intuition de la nature mimétique du désir et des conséquences qui en résultent : "leur mutuel désir devient une cause d'éloignement" ?
Olivier
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5 commentaires:
Pour moi les rapports amoureux entre Jade et Lin sont tout entiers contenus dans cette phrase :
« De sorte que chacun cachait à l’autre ses secrètes pensées et ses véritables sentiments, et ne recourait qu’à des feintes pour essayer de deviner ceux de l’autre ».
Cette phrase donne même le ton du roman ; car s’il fallait définir en une formule le Rêve dans le Pavillon Rouge, je dirais que c’est le roman de l’allusion. De fait presque chaque page est bourrée d’allusions. Ce trait de la culture chinoise a été souligné à maintes reprises sur ce blog. On se souvient de la phrase D’Emmanuel Cornet : « On pourrait presque dire qu’un mot qui annonce trop clairement sa signification, c’est comme un amoureux qui avoue sa flamme trop directement, ou un roman dont l’auteur scande le message profond sans subtilité : c’est rou ma (le premier de ces deux caractères signifie « viande », « chair »). Les Chinois préfèrent laisser des zones d’ombre, c’est beaucoup plus intéressant. »
Je pense que tu as raison, cher Olivier de souligner le caractère mimétique du désir. Mais je ne sais pas si les héros n’ont pas de désir propre. Je pense qu’ils n’échappent pas à une loi sans doute universelle de l’amour, si bien décrite par Proust : l’amour, c’est d’abord l’amour de soi à travers l’autre.
En lisant pour la première fois le Rêve, j’ai été un peu décontenancé par l’attitude de Lin Daiyu, par son extrême susceptibilité, son extrême exigence qui suscitent d’éternelles disputes avec son amoureux.
J’en avais fait la remarque à Yan qui m’avait répondu : « mais c’est normal, en Chine (et sans doute ailleurs), les filles disent souvent le contraire de ce qu’elles pensent pour tester les garçons et faire réagir les gros lourdauds qu’ils sont. » Daniel nous avait parlé de ces chants africains où les filles en guise de déclaration amoureuse injurient les garçons.
Et sans doute les paroles de Lin Daiyu n’ont pas vraiment d’importance en elles mêmes. Elle pourrait aussi bien dire le contraire. Ce qui compte c’est d’entretenir cette tendre guerre qui est le meilleur aliment de l’amour et l’empêche de sombrer dans l’ennui.
Et Lin, bien plus fine et subtile que son amoureux (voir la jolie scène des chatouilles) en avait bien saisit l’importance avant que Jacques Brel ne la chante.
Jean-Louis
肉麻 ròu má ( adj. ) dégoûtant
Est ce bien de ça qu'il est question dans ton commentaire ???
Nicole
Absolument chère Nicole.
Puisque nous parlons de traduction, une petite question à Olivier. Dans la traduction française de la Pléiade les personnages sont le plus souvent nommés Frérot Jade pour Jia Baoyu et Soeurette Lin pour Lin Daiyu.
Dans tes articles tu changes systématiquement cette traduction.
Peux tu nous donner les raisons de ton choix? Quel est le texte original en chinois ?
Jean-Louis
Rien ne t'échappe cher Jean Louis.
Dans le texte en chinois, le personnage du garçon est appelé 宝玉 (Baoyu) et celui de la jeune fille 林黛玉 (Lin Dayu) et traduit dans l'édition de la pléiade par "le frérot Jade" et "la soeurette Lin". Et il est vrai, nous en avions déjà discuté ensemble, que je n'aime pas trop le mot "frérot". Je pense que les traducteurs auraient pu traduire par "petit frère Jade" et "petite sœur Lin". C'est un peu plus long mais plus joli à mon goût. Mais comme nous sommes sur un blog franco chinois, j'ai préféré laisser les noms chinois.
Tu as trouvé la soeurette Lin un peu trop susceptible et compliquée. Moi aussi figures toi ! C'est tout à fait normal d'ailleurs car c'est ce caractère qu'a voulu lui donner l'auteur, Cao Xueqin lui-même : 那林黛玉偏生也是个有些痴病的 : "il se trouvait que celle-ci était ingénument affectée d'une sensibilité maladive".
Dans le comportement féminin qui consiste à bouder son amoureux, n'y a-t-il pas aussi tout simplement, et ce, dans les sociétés traditionnelles, la peur de passer pour une "fille facile" ?
Je partage tout à fait ton avis.
Moi aussi je n'aime pas le mot frérot.
Nous en avions effectivement discuté. Je regrette également les notes relativement pauvres de cette édition. Je n'ai souvent compris certaines allusions que grâce aux explications de Yan lors de la préparation de la conférence. J'en donne un exemple dans la scène des chatouilles.
L'extrème susceptibilité de Lin s'explique certainement par la peur de passer pour "une fille facile" aggravée dans son cas par sa qualité d'orpheline.
Et puis sans doute par cette intuition féminine qui existe certainement dans tous les pays mais qui m'a semblé particulièrement développé chez les chinoises qu'il faut savoir se montrer jalouse pour prouver son amour, qu'il faut savoir entretenir une tendre guerre pour le faire durer. Voir aussi la notion d'amants énnemis évoquée dans le livre.
Jean-Louis
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