Un petit exercice – sans prétentions scientifiques - qui peut sans doute s’appliquer aussi à d’autres pratiques :
Du Tai Ji Quan et des mathématiques
Tout dans le Tai Ji Quan semble placé sous le règne d’une apparente dualité – en premier lieu, bien entendu, l’emblème du Tai Ji avec ses deux parties noire et blanche, ses deux « poissons » yin et yang… Nous entrons ainsi dans le monde des nombres.
Le propos de ce petit exercice sera donc de poser quelques éléments d’étude de « correspondances » mathématiques dans la philosophie chinoise, prise dans les différentes acceptions de cosmogonie, mode de pensée, énergétique…, en se demandant s’ils peuvent aider à sa compréhension.
« De la voie naquit un
D’un deux
Et de deux trois
De trois naquirent les dix mille êtres… » 1
L’importance des chiffres est là. Toute détermination, peut-être toute pensée et tout langage ne commencent-ils pas par un dénombrement ?
Le nombre exprime l’existence d’un rapport car dès qu’on assigne un nombre à une chose, elle devient connaissable.
Et voici l’arithmétique dont on sait à quel point les Chinois y ont excellé, comptant d’abord avec des baguettes, puis grâce au boulier qui préfigure le calcul par bases et les fondements de l’informatique.
L’importance des chiffres et de leur symbolique n’est pas à démontrer, je privilégierai ceux qui me parlent dans la pratique :
1 : unité de départ, unité à retrouver
2 : alternance et engendrement mutuel du yin et du yang, du vide et du plein, de l’inspir et de l’expir, de la croissance et du retrait
3 : les trois foyers, les trois sphères de notre squelette, l’homme placé entre ciel et terre
5 : les cinq éléments, bien improprement traduits, alors qu’il s’agit de modalités, de mouvements, de chemins
8 : huit directions, huit portes du Tui Shou
12 : cycle jour/nuit, mois de l’année, méridiens principaux
Il faudrait aussi parler des quatre diagrammes, des huit trigrammes et des soixante-quatre hexagrammes du Yi Jing.
Cette symbolique numéraire est très importante dans la pratique du Tai Ji Quan - dans le travail d’enracinement et de transfert, dans la succession des trois parties de la forme, dans les quatre directions de « La Fille de Jade », dans les rencontres avec les cinq animaux correspondant aux cinq phases : oiseau (grue, phénix), tigre, ours, cheval, serpent. Les images et les nombres sont liés et véritablement partie prenante du Tai Ji Quan.
« Le compas et l’équerre sont les normes suprêmes du carré et du cercle, et les mouvements du Ciel et de la Terre sont mesurables par le compas et l’équerre. » 2
Qui dit mathématiques dit aussi géométrie, donc formes.
Il s’agit là aussi, pour le Tai Ji Quan, d’un mot-clé qui désigne l’enchaînement. Ce mot évoque à la fois l’idée de limites et de discipline.
Dans la représentation cosmogonique chinoise, la terre est représentée par le carré et le ciel par le rond – les anciennes pièces de monnaie rondes avec un trou carré en étant une illustration. Dans le Tai Ji Quan, nous avons aussi les lignes des déplacements et la rondeur des mouvements.
Le parallélisme est aussi une notion importante, en particulier dans la langue poétique chinoise. Cela s’observe à chaque nouvel an avec l’affichage – de part et d’autre des portes d’entrée – de nouvelles sentences parallèles, sortes de maximes calligraphiées verticalement. C’est un parallélisme dynamique, car la lecture s’en fait aussi transversalement, dégageant du sens à partir du vide médian. Par exemple :
A toutes les portes brille un jour lumineux.
Toujours échanger les vieux liens pour des fruits nouveaux.
Pourquoi cette métaphore des parallèles dans le Tai Ji Quan ? Il semble que l’on peut, dans un premier stade, avoir l’impression de différents niveaux qui ne dialoguent pas entre eux : martial, énergétique, poétique… alors que, quand l’espace-temps se courbe, les parallèles se rencontrent.
Il faudrait aussi parler du modèle fractal qui rend compte des relations homme/univers, microcosme/cosmos. C’est bien aussi un modèle inhérent au Tai Ji Quan.
Avec la symbolique mathématique, nous arrivons à la relation entre le discontinu et le continu : discontinuité de l’arithmétique qui compte, qui isole des éléments, des nombres qui permettent de classer - on parle aussi poétiquement de mathématiques discrètes ; continuité des courbes, des sinusoïdes représentant des fonctions. On retrouve cette relation en physique : la lumière est à la fois onde et particules.
« L’apport essentiel de la Chine (…) est d’avoir reconnu à chacun des deux principes la capacité de contenir l’autre en germe et dans le déroulement cyclique du temps, de l’engendrer. » 3
Dans la pensée chinoise, et cela s’applique bien au Tai Ji Quan, les faits (les mouvements aussi) ne sont pas isolés. Il n’y a durée que dans le changement et la transformation, le cycle remplace la relation linéaire cause/effet.
« La treizième revient et c’est toujours la même… » 4
Dans les mathématiques, il y a toujours un aspect réducteur - à ne pas entendre de façon péjorative : construire une fonction, une équation, c’est aussi se situer au niveau de l’archétype, de l’universel.
Une dernière citation – d’un livre dont le titre me semble apporter la solution de beaucoup de questions : Traité du Maître qui porte la simplicité , allusion à cette phrase de La Voie et sa vertu :
« Montre ta nature brute et porte la simplicité. » 5
C’est là que l’on peut revenir au plus près du Tai Ji Quan : il faut passer par de nombreuses années de travail, d’apprentissage en portant son attention sur de nombreux principes, en approfondissant chaque geste et son application dans le travail à deux pour s’apercevoir que le but ultime sera de redécouvrir le mouvement naturel, la spontanéité de l’enfant. Le modèle mathématique me semble donc un paradigme possible pour le Tai Ji Quan : passage du discontinu de la démarche analytique - par étapes - de l’apprentissage à la continuité, la fluidité du mouvement. Modèle qui doit aussi être « discret », comme en filigrane, en ombre chinoise, le Tai Ji Quan n’est-il pas aussi appelé boxe de l’ombre ?
Françoise
[1] Lao Zi, La Voie et sa vertu / trad. F. Houang et P. Leyris, Ed. du Seuil, 1979
[2] Jean-Marc Eyssalet, Les Cinq chemins du clair et de l’obscur, G. Tredaniel, 1990
[3] Jean-François Barrey et Pierre Deporte, Vivre en cinq mouvements, Ed. du Prieuré, 1994
[4] Gérard de Nerval, Poésies
[5] Ge Hong.- Baopuzi Neipian ou Traité du Maître qui porte la simplicité / trad. Philippe Che.- Gallimard, 1999. - (Connaissance de l’Orient).
mercredi 5 mars 2008
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1 commentaire:
Merci Françoise, pour cette approche très originale de la culture chinoise par les mathématiques.
Dans l'énumération des chiffres, ne pourrait on pas aussi ajouter le 10 des 10 troncs célestes, le 12 des 12 rameaux terrestres et le 60 du système sexagésimal engendré par leurs combinaisons.
Et il y a encore sans doute bien d'autres nombres remarquables.
Dans la biographie sur ce thème des mathématiques chinoises, on peut aussi ajouter les ouvrages de Karine Chemla dont j'avais lu un article intéressant sur la démonstration par les chinois du théorème de Pythagore.
Olivier.
PS Content de voir apparaître dans ta biographie, mon très respecté professeur Philippe Che.
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