jeudi 27 mars 2008
Yue ye
Du Fu (VIII ème siècle après Jésus-Christ): Yue ye : Nuit de Lune
Au temps du bonheur et de l’insouciance, les habitants du Parc du Rêve dans le Pavillon Rouge décident de fonder un cénacle consacré à la poésie qu’ils nomment le cénacle du Pommier à Bouquet.
Le plus souvent, ce sont les poèmes de la petite sœur Lin, la belle aux sourcils froncés qui sont considérés les meilleurs car c’est elle qui fait preuve du plus de subtilité dans ses allusions littéraires. La Tierce née des demoiselles Printemps s’écrie « des notations telles que « Un automne sans chrysanthème ! » ou « J’en connais en rêve » donne allusivement tout son relief au thème du souvenir. » Et le veuve Li : « la subtilité est une qualité. »
Allusion et subtilité. Subtilité de l’allusion voilà la clef pour comprendre non seulement les poèmes composés par le petit cénacle mais aussi les rapports amoureux qui lient Jade Magique et la Petite sœur Lin. Et lorsque celui-ci, un peu lourdaud, ne comprend pas les allusions de Lin, il se fait taxé de « Stupide garçon, stupide garçon… »
Dans son livre « Le détour et l’accès », François Jullien prend comme exemple le beau poème de Du Fu, calligraphié ci-dessus, pour analyser le mécanisme des allusions.
Mais d’abord la traduction du poème :
Nuit de Lune
Cette nuit à Fuzhou la lune :
Mon épouse est seule à la contempler.
Au loin je pense à mes enfants qui sont petits,
Ils ne peuvent se rendre compte qu'elle songe à Chang'an.
Dans l'atmosphère parfumée son chignon en nuage est humide,
Sous la limpide clarté ses bras de jade sont glacés.
Quand enfin, nous appuyant à la croisée vide,
Accouplés - de nos larmes brillantes les traces vont-elles sécher ?
Ce poème évoque le thème, classique en Chine : Comment exprimer la solitude éprouvée loin des siens ?
« Selon une tradition qui remonte aux origines de la poésie chinoise, plutôt que d’exprimer directement ses sentiments à leur égard, mieux vaudrait évoquer cette solitude en renversant la perspective, c'est-à-dire à partir des sentiments que doivent éprouver ces parents à son endroit. Telle est la technique dite de l’évocation « par l’autre côté » (celui d’en face), quand on envisage la relation à partir de l’autre bout (c’est-à-dire en fait à partir de l’autre pôle : toujours la polarité chinoise où l’un est corrélatif de l’autre et renvoie donc implicitement à lui).
Dans le poème étudié rien n’évoque directement l’émotion du poète. « Le poème commence par exprimer par l’autre bout : sa femme est seule, cette nuit, dans la lointaine ville de Fuzhou, à contempler la lune; et le sentiment de solitude qui est le sien se trouve renforcé dans deux vers suivants, par l’indication de ce que leurs enfants, qui sont avec elle, sont encore trop jeunes pour comprendre ce qu’éprouve leur mère en se souvenant de Chang’an (où est leur père).
Le distique suivant n’évoque pas seulement, dans ce paysage de nuit dont est absent le poète, la fusion délicate de la personne et du paysage : le chignon de la femme qui embaume l’air alentour et que les vapeurs de la nuit, en retour, pénètrent de leur humidité; ses bras qui, sous la clarté de la lune, ont l’éclat et la fraîcheur du jade. Que le chignon soit devenu humide et que l’air en soit embaumé, que dans la fraîcheur de la nuit ses bras soient devenus glacés, autant d’indices qui révèlent que cette femme est là depuis longtemps à contempler la lune : songeant à son mari absent, elle reste à attendre et ne peut dormir. Les derniers vers évoquent enfin le moment inverse et tant espéré : quand (quand ?), à leurs retrouvailles, les larmes qu’ils auront versées au souvenir de la séparation passée commenceront à s’effacer. Le dernier vers reproduit d’ailleurs le procès de leur effacement progressif : -brillantes –larmes –traces –sécher …
Premier détour : le sentiment de solitude est exprimé à partir de l’autre côté de la relation : non pas de Chang’an où se trouve Du Fu mais à partir de Fuzhou, non pas à partir de lui (songeant à sa femme) mais à partir de sa femme (songeant à lui).
Deuxième détour (v3-4) : le sentiment de solitude éprouvé par la femme est exprimé à l’envers par l’inconscience de ses enfants, à ses côtés, trop jeunes pour le partager.
Troisième détour (v5-6) la durée de la contemplation est évoquée à partir de son effet (le chignon humide, les bras glacés)…
Quatrième détour : le moment présent de la solitude est rendu à partir du moment opposé – la joie des retrouvailles (mais qui portent en elles la douleur de la séparation actuelle. Une même présence baigne ces évocations d’absence de sa luminosité, communique à travers tours et détours et les relie – la lune (cf. le titre) : c’est elle seule que peuvent contempler au même instant les deux époux séparés (la lune est liée traditionnellement, en Chine, au thème de la séparation); c’est elle qui éclaire la vision centrale de la femme et de ses bras de jade ; c’est à sa lumière que, quand ils la contempleront enfin ensemble, brilleront les larmes. »
François Jullien continue : « Si l’un peut être évoqué à partir de l’autre, c’est que toujours l’un est déjà dans l’autre et que le réel est essentiellement corrélé…
Rien ne peut être considéré séparément, c’est par leur relation que les choses existent. »
Nous retrouvons cette idée maintes fois rencontrée : la pensée chinoise est une pensée essentiellement relationnelle, c’est une pensée du détour « où l’un renvoie à l’autre et communique avec lui parce qu’ils vont de pair et sont corrélés. »
Une autre vision des choses est celle du dédoublement où tout renvoie à soi-même mais sur un autre plan. « C’est grâce à ce super monde que nous avons conçu l’idéal…C’est grâce à cet extérieur transcendant que nous avons pensé la liberté y compris dans la Cité. »
François Jullien conclue « S’il y a une fécondité de l’évasif et du sous entendu [la valeur allusive maintient la parole ouverte et la rend prégnante]…il y a aussi une fascination à vouloir dire du plus près. Face à la subtilité du détour, il y a la jubilation d’expliciter. »
A suivre,
Jean-Louis
Les citations du Rêve dans le Pavillon Rouge sont extraites du chapitre 38
Les citations de François Jullien sont extraites de son livre « Le détour et l’accès. »
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1 commentaire:
Quelques mots sur la belle calligraphie du poème de Du Fu.
Souvent, en calligraphiant, Weiyi me commente son travail. Elle me rappelle que dans la poésie chinoise la calligraphie compte autant que le sens et la versification.
Regardez l'avant dernier caractère (très beau et très complexe) de la troisième colonne en partant de la droite : il signifie chignon. Vous vous souvenez le chignon de la femme qui embaume l'air, le chignon devenu humide car depuis longtemps elle est là à contempler la lune. j'apprends qu'il y a un mot différent pour désigner le chignon de l'homme, celui de la femme ou celui de la fille.
En bas, à droite, se trouve la dédicace et le nom de la calligraphe. En principe un quart de la calligraphie doit être réservé à la dédicace; Ici un peu moins faute de place.
Jean-Louis
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