mercredi 12 mars 2008

"Chemin faisant" de F. Jullien

8. L’idéologie chinoise

Avant d’aborder ce sujet, Jullien précise qu’il ne se limite pas à la définition première de l’idéologie qu’on pourrait définir par « des représentations collectivement partagées mais échappant pour une si large part à la conscience des individus qui la véhiculent et dont l’incidence est d’abord sociale et politique ». On doit rapporter l’idéologie au développement historique des modes de production (sens marxien)*. Cela a deux conséquences. La première est qu’on ne peut pas considérer la période impériale comme un bloc d’histoire insécable, car il y a eu des périodes de mutations sociales considérables, notamment sous les Song (11ème et 12ème siècle). La seconde est que l’on ne peut réduire l’idéologie de la Chine impériale à une pure opération politique, sans tenir compte des facteurs économiques et sociaux. «Comment croire que cette seule pensée de l’immanence aurait permis historiquement de faire tenir un tel état social durant tant de siècles ?». En fait la Chine, bien avant le régime impérial, n’a jamais conçu d’autre forme du politique que le monarchique (ordre ou désordre, bon ou mauvais prince). Le régime impérial n’est donc pas sorti de nulle part. La piété filiale, le respect des parents d’où vient la vie, a davantage à voir avec un monde sans révélation ni Dieu créateur qu’avec un calcul politique, même si le pouvoir impérial a instrumentalisé le confucianisme.

La pensée dominante chinoise qui est bien celle des lettrés (non pas l’humaniste solitaire travaillant dans la paix de son cabinet mais celui qui a été formé sur la base d’un corpus de textes et commentaires et est recruté sur concours et exerce des charges publiques) a été travaillée par des contradictions et a laissé entendre une « altérité » interne à la Chine. Voir les exemples de Li Zhi, du poète Li He, de Xi Kang, de Wang Fuzhi, et même celui du grand Lu Xun.

Sur le problème de la démocratie (passée et future) Jullien constate 5 points d’écarts entre la Chine et la démocratie grecque. La démocratie grecque repose sur 1.la modélisation et la mathématique or si la Chine a bien pensé à une forme d’égalité sociale, celle-ci n’est pas de nature mathématique 2. une confiance dans la persuasion or la Chine n’a pas développé la rhétorique ni la harangue publique 3. une organisation reconnue et fonctionnelle de l’affrontement or la Chine évite le face à face jugé stérile et préfère la critique indirecte 4. une institution élective or la Chine préfère le recrutement sur compétence (concours) ou recommandation 5. une comparaison avec d’autres formes politiques dont elle s’est démarquée or la Chine n’a conçu que le principe monarchique, la seule alternative étant l’anarchie.

Mais, précise Jullien, la démocratie ne s’entend pas selon ces seuls traits grecs. Si la Chine n’a conçu que la machine à obéissance (pouvoir, morale), les penseurs chinois contemporains (du nouveau confucianisme) ont montré que la Chine avait aussi émis l’idée que le peuple est la base et le plus précieux dans l’état et que ses critiques adressées au pouvoir étaient légitimes. Par ailleurs les notions européennes comme les droits de l’homme sont effectivement passées en Chine. Jullien met toutefois en garde contre tout fondamentalisme démocratique.



(*) C’est aussi en ce sens qu’a travaillé Joseph Needham lorsqu’il s’est intéressé à la science chinoise et tenté d’expliquer pourquoi la Chine jusqu’au 15ème siècle est plus avancée que l’Europe, grâce à l’étatisme chinois qui favorisait le développement des modes de production et la recherche, et pourquoi il y a ce décollage civilisationnel à partir du 15ème siècle en Europe, grâce aux mutations sociales et politiques qui affranchissent l’initiative, grâce aussi à la fécondité de la modélisation par le langage mathématique.

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