mardi 4 mars 2008
Sheng xian
Sheng xian, Le Sage
En relation avec la notion de Ciel abordée dans un message précédent, Stéphane Feuillas nous signale que tous les courants de pensée de la Chine classique s’accordent pour partir d’un même point de départ : « le réel et la nature de l’existence ne sont pas à chercher dans un quelconque ailleurs théorique, mystique ou divin, mais dans l’inscription en soi du principe vital… » Le Sage doit réaliser complètement ce potentiel et ne peut saisir le principe vital que dans la multiplicité des expériences.
Développant la même idée, François Jullien cite Confucius et précise : « Un Sage est sans idées parce qu’une idée c’est un parti pris. Avancer une idée, c’est privilégier un aspect au détriment des autres. C'est donc laisser tomber de la réalité. C'est donc privilégier. C'est donc une partialité. Qu'est-ce que la sagesse en Chine ? C'est de ne pas basculer d'un côté. De l'un ou de l'autre côté. C'est de ne pas sombrer dans la partialité. Le sage, c'est celui qui reste dans une pensée globale, disponible, comme on dit, dont la pensée reste totalement ouverte, à tout le réel, à toute l'amplitude du réel, d'un pôle à l'autre. Et donc qui se garde de la partialité comme, je dirais, le philosophe a voulu se garder de l'erreur. Je dirais que la partialité pour la sagesse c'est un peu l'équivalent de l'erreur pour la philosophie. Et alors " passer à côté " de la notion de vérité, ça signifie que la philosophie c'est ce mode de pensée qui a commencé par avancer une idée, peut importe laquelle, au sens où l’on dit " tenir à ses idées ", apposer une idée en premier. C'est à dire, au fond, une idée au départ à partir de laquelle tout le reste s'enchaîne ; n’est-ce pas ? Mais il y aurait là comme une sorte de perte initiale, dit la sagesse, qui serait qu'on aurait commencé à privilégier quelque chose, en laissant tomber, en laissant dans l'ombre, le reste de la réalité. Je crois qu'on pourrait se représenter, d'une autre façon, la philosophie comme étant une sorte de déviation qui a précipité la pensée dans une histoire où, à partir de la première idée avancée, on n'aurait cessé de vouloir récupérer ce qu'on avait commencé par laisser tomber. La dialectique c'est ça : une histoire où l’on ne cesse de vouloir récupérer, par un autre biais, d'une autre façon, ce que l'on avait commencé par laisser tomber au départ. Donc, une histoire de la philosophie. Par rapport à quoi se distinguerait la disponibilité du sage, pensée sans histoire parce qu'elle resterait dès l'abord ouverte à toute la réalité, dans une sorte de disponibilité qui ne s'attacherait à aucune idée.
Cela dit, ça pose un problème qui est l'incidence de ça dans le monde politique. Je veux dire… la Chine nous montre comment on peut penser sans prendre position, en gardant l'esprit ouvert à toutes les possibilités, sans parti pris, sans privilégier une idée. Mais comment ça se traduit sur le plan politique ? Est-ce que, face au pouvoir, il ne faut pas tenir à des idées, tenir à une vérité ? Un point faible de la pensée chinoise, je crois, c'est qu'elle n'a cessé de penser le pouvoir mais qu'elle n'a jamais pu penser de résistance au pouvoir. Il y a eu des résistances individuellement, mais l'idée de l'intellectuel, la figure de l'intellectuel, ne s'est pas développée en Chine, celle du lettré, parce que le lettré est toujours resté le dépendant du Prince. Il n'a pas pu constituer une position à part, renvoyant justement à une transcendance, comme vous disiez tout à l'heure, à un autre ordre. C'est au nom d'un autre ordre que l'intellectuel en Occident s'est constitué. Un ordre idéal. Une cité idéale, au nom de laquelle il pouvait juger les rapports de forces du monde réel. Mais quand il n'y a pas d'autre monde ou d'extériorité, qu'il n'y a pas d'idéal, il n'y a pas de position de recul par rapport à quoi on pourrait dénoncer l'ordre du pouvoir existant. On peut le faire comme ça… mais on n'a pas de position pour le faire. Je crois que c'est une différence essentielle, et qu'on en voit bien les conséquences sur le plan politique : l’intellectuel n'a pas pu jouer en Chine ce rôle qui a été essentiel dans l'histoire occidentale. »
Qu’on me pardonne cette très longue citation. Mais elle nous amène à nous questionner sur des notions qui nous paraissent évidentes comme la vérité et l’erreur que la pensée chinoise a remplacées par les notions de disponibilité pour vérité et de partialité pour erreur.
Une petite nouvelle pour terminer ce message : Weiyi est parvenu à rendre la notion de détour : redécouvrir sa civilisation en passant par le détour d’une autre. Pour ce faire, elle a calligraphié un très vieux poème chinois, vous verrez c’est très beau…
A suivre,
Jean-Louis
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