dimanche 27 janvier 2008

Leçons sur Zhuangzi

Leçon 4 : un paradigme de la subjectivité

Dans cette dernière leçon Billeter, avant de conclure, propose au lecteur de lui faire entrevoir trois thèmes de recherche possibles qui pourraient prolonger ce travail sur Zhuangzi.

Le premier thème est celui de la vision, cette vision qu’a la conscience, libérée de toute intention, des activités du corps actif ou du corps au repos (voir la première et seconde forme du 游 you des deux leçons précédentes). Billeter reprend alors un texte sur le voyage et montre, à mesure que le texte progresse, le glissement sémantique du terme 游 you, depuis le sens habituel de « se promener, voyager » vers le sens particulier que Zhuangzi donne à ce mot, illustré par la phrase suivante : « La forme accomplie du voyage est de tout trouver en soi » ou encore celle ci « Je parle de voyage, je parle de contemplation quand tout se prête au mouvement, quand tout se prête à la vision ». Ce que dit Zhuangzi au travers de ce texte, selon Billeter, c’est que nous ne verrions rien hors de nous si nous n’avions pas d’abord en nous la faculté d’imaginer, et de percevoir ce que nous imaginons. Zhuangzi fournit le point de départ d’une réinterprétation possible de notre expérience.

Le second thème, est celui de la retraite, le retour à soi, le retour au corps, le corps étant compris ici comme l’ensemble de nos facultés, de nos ressources ou des nos forces connues et inconnues. Ce retour à soi, au vide, est nécessaire pour se retrouver ensuite plus libre d’agir de façon juste. Dans le second texte Confucius, après être resté cloîtré chez lui pendant trois mois dit la phrase suivante : « Cela faisait longtemps que je résistais à la transformation ! Et dire que je voulais transformer les autres ! ». Billeter fait à ce sujet la remarque que la psychanalyse n’a jamais recommandé le recours à ces forces car elle est restée prisonnière de son dualisme conscient-inconscient.

Le troisième thème est celui de l’esthétique. Billeter l’illustre par un texte de Zhuangzi qui décrit un dialogue entre l’Empereur Jaune et Bei Men Cheng. L’empereur a interprété une composition musicale et jeté Bei Men Cheng dans un trouble profond. Dans le commentaire qu’il livre après coup, l’empereur parle de la progression de son jeu qui fait sombrer son auditeur dans une confusion grandissante. L’état dans lequel est progressivement plongé l’auditeur, loin d’être une régression est en fait un état dans lequel se mettent en accord tous les registres de notre activité. La musique unit dans une même synergie toutes les forces du corps.


Les conclusions de ces leçons tiennent en plusieurs remarques.

La première remarque c’est que Zhuangzi ne doit pas être considéré comme un philosophe taoïste. Sa lecture ne doit pas être non plus lue de façon linéaire. Chaque morceau doit être lu pour lui-même. Des rapprochements pourront alors être faits avec d’autres morceaux, des résonances pourront alors se développer et une lecture « polyphonique » pourra être faite de Zhuangzi. Cette lecture n’est pas celle qu’en font les chinois et notamment ses commentateurs, des plus anciens aux plus récents. Tous les commentateurs de Zhuangzi restent dans la lignée du premier commentateur, Guo Xiang, car ce dernier en a fait une lecture philosophique d’une part, et d’autre part il en a facilité la lecture. Si Guo Xiang a « affadi » Zhuangzi, les commentateurs suivants ont véritablement détourné sa pensée. D’une pensée de l’autonomie radicale, de l’indépendance de la personne, du refus de la servitude et de la domination, ils en ont fait une pensée faisant l’apologie du dégagement, de l’indifférence morale et d’une forme de désinvolture qui permettait aux aristocrates de leur temps de servir les pouvoirs en place malgré le dégoût qu’ils leur inspiraient. Pour Billeter, il ne faut pas lire Zhuangzi par l’intermédiaire de ses commentateurs mais utiliser Zhuangzi pour critiquer ses propres commentateurs. Billeter en tire la conclusion que la pensée de Zhuangzi doit être située en dehors de la « pensée chinoise héritée ». Billeter récuse l’appartenance de Zhuangzi au taoïsme car en rappelant que le taoïsme correspond à cinq notions, le 道家 (daojia), le 仙人知道(xianren zhidao),le 道教 (daojiao),le 黄老(huanglao) et le老庄 (lao zhuang), Billeter affirme qu’aucune de ces notions ne correspond à la pensée de Zhuangzi. Il a même été associé à Laozi alors que sur certains points, comme la réalité par exemple, ils sont diamétralement opposés. Par ailleurs, si Zhuangzi n’a jamais pu être exploité politiquement ou religieusement, Laozi a profondément influencé les comportements politiques car il propose au prince de se placer à l’origine des choses afin de les contrôler « naturellement » et de pratiquer ainsi un art de la domination insensible et muette.

La seconde remarque tient au fait que, selon Billeter, nous vivons à une époque où, suite à des écrivains comme Proust ou Michaux, des peintres comme Cézanne, des philosophes comme Wittgenstein, nous vivons une époque qui a développé une problématisation nouvelle de notre expérience subjective et qui rend donc possible une nouvelle lecture de Zhuangzi. Tous ces artistes expérimentateurs de la subjectivité nous encouragent à apprendre à faire ce « retour au vide » salutaire lorsque notre activité consciente nous conduit dans des impasses. Ce qui vaut pour les individus vaut aussi pour les communautés et les sociétés.

Zhuangzi fait émerger un nouveau paradigme de la subjectivité, car si en occident, la représentation du sujet est celle d’une instance autonome et active face au monde créé, Zhuangzi nous propose une représentation du sujet comme un « va et vient entre le vide et les choses ». La dimension supplémentaire de ce paradigme est que le lieu de ce vide nourricier est notre propre corps, comme il a été plusieurs fois été défini dans ces leçons.
Selon Billeter, la pensée de Zhuangzi est appelée à rencontrer un travail qui déjà, s’accomplit sourdement dans les profondeurs de notre culture.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Dans les rencontres qui ont suivies la conférence sur les minorités chinoises on m’a fait remarquer que mes articles étaient un peu ardus.
Pourtant il me semble que peu à peu, au fil des messages qui se complètent les notions s’éclairent. Prenons celle de Vide, par exemple, qui au début nous semblait, sans doute, un peu mystérieuse. François Cheng nous montre qu’elle est au cœur de la peinture chinoise. En sachant faire le vide en soi, en faisant abstraction de son moi, du Sujet, l’artiste va pouvoir s’identifier au bambou qu’il peint et tenter d’atteindre l’essence des choses.
Savoir faire le vide en soi lorsque l’on est en proie à de multiples obsessions : on voit que ces réflexions ne sont pas des spéculations gratuites, mais qu’elles peuvent nous concerner au plus profond de notre être.
Ce thème du vide revient très souvent dans les livres traitant de la pensée chinoise. Il suffit de consulter les index pour s’en convaincre.
Influencée par le Cogito cartésien, il a été sans doute plus difficile pour la pensée occidentale de faire abstraction du Sujet. Pourtant certains courants de cette pensée l’ont fait. Aux auteurs que cite Billeter, j’ai déjà ajouté Le Clézio, je voudrais compléter par Rousseau qui explore cette voie dans de très beaux passages de la deuxième et de la septième promenade du Rêveur solitaire et bien sûr le structuralisme.
Nous reviendrons sur cela dans un prochain article…
Jean-Louis

le blog de chinafi a dit…

Pour moi, tes articles sont davantage complexes qu'ardus meme s'ils font preuve d'une imposante culture. J'apprecie leur facon chinoise de "fonctionner", par analogie et comme une "pratique".
A propos de la question que tu m'as posee : En effet, DA signifie frapper ou jouer et s'emploie pour le Tai Ji Quan en reference avec sa dimension martiale. Alors que LIAN signifie pratiquer au sens de s'exercer, mais aussi de raffiner , c'est la dimension de transformation, d'alchimie interne du Qi Gong.
A bientot.
Francoise