mardi 8 avril 2008
Wang Wei : L'enclos aux cerfs
Françoise nous a montré qu’en dégustant une tasse de thé on pouvait retrouver certains grands traits de la culture chinoise.
De la même manière on pourrait découvrir la culture chinoise en lisant ses poèmes.
Prenons aujourd’hui l’exemple du poème de Wang Wei (701-769) intitulé : « L’enclos aux cerfs » dont vous pouvez voir une belle calligraphie ci-dessus et qui nous permettra de retrouver, mais sous un nouveau jour, de nombreux aspects déjà évoqués.
Voici la traduction du poème :
« Montagne vide – personne en vue
On n’entend que des bruits de voix
Un reflet de lumière dans la forêt profonde
Brille une dernière fois sur la mousse verte. »
Ce poème a fait l’objet de nombreux commentaires. J’en ai trouvé deux en français qu’il est intéressant de croiser. Le premier est de François Jullien dans son livre : « Eloge de la fadeur ». Le second est de Nicolas Zufferey dans le livre qu’il vient de faire paraître aux éditions Marabout : « Introduction à la pensée chinoise ». Les citations sont extraites de ces deux livres, leurs auteurs sont signalés par leurs initiales.
Les deux auteurs sont d’accord pour considérer qu’une des caractéristiques du poème est de « laisser le texte ouvert » (NZ). La concision du texte est une des manières d’y parvenir : «Le déploiement du sens est d’autant plus riche que cette matière verbale est réduite » (FJ). De fait le poème est réduit à un quatrain.
Jaques Dars annotant « Au bord de l’eau » signalait déjà : « Ces poèmes réguliers …affectent la forme de quatrains ; ils conviennent particulièrement à des notations impressionnistes (jue-ju, vers interrompus) mais dont l’idée se propage à l’infini quand la parole s’arrête. » On retrouve la notion d’écho, de résonance qui commence quand la parole s’arrête ou quand la musique s’éteint.
François Jullien cite de nombreux poèmes où l’on retrouve cette idée :
« Dian a laissé mourir le son de sa cithare
Zhao s’abstient de jouer du luth :
Il y a dans tout cela une mélodie
Qu’on peut chanter, qu’on peut danser »
Su Dongpo « Chants en l’honneur des dix-huit Ahrats ».
Ou encore :
« Le son se prolonge – tous les mouvements cessenr ;
La mélodie s’achève : la nuit d’automne s’approfondit. »
Bo Juyi « Le luth à cinq cordes. »
Mais revenons à notre poème et au sentiment de vide, de solitude qui se dégage du premier vers.
« Ce poème illustre probablement des thèmes chers au bouddhisme, par exemple le refus du « je » ou de la conscience individuelle. Qui est le narrateur ? Qui est le témoin du spectacle …personne ne voit, personne n’entend. Ne demeurent que les sensations elles-mêmes.
D’après le titre, il devrait y avoir des cerfs, mais il n’y a rien, comme si ces animaux avaient été dérangés par les voix ou par le poète lui-même : à son tour celui-ci se perd, perd son moi ; ne demeure que la nature mystérieuse, un peu inquiétante et étrangère aux humains. » (NZ)
Mais ce sentiment de la solitude est à peine esquissé. Il est compensé par le bruit des voix évoqué dans le second vers : « Un thème est esquissé mais il reste contenu ; une distance est prise mais elle demeure relative. Car c’est en restant au seuil de la solitude (comme au bord du thème) qu’on en éprouve le plus profondément l’attrait. La montagne – les hommes : la conscience reste ouverte aux deux possibilités, elle jouit de l’une à travers l’autre. » (FJ)
J’aime beaucoup cette expression « la conscience reste ouverte aux deux possibilités, elle jouit de l’une à travers l’autre. » On retrouve ici le thème de la mise en perspective qui permet de jouir d’une chose en la considérant du point de vue d’une autre.
Pour moi cela correspond à une expérience personnelle. Chemin faisant, à Saint Pons, nous avons reparlé avec Olivier de mon futur départ à la retraite. Et je lui redisais combien ma vie professionnelle me devenait plus chère dans la perspective de ma cessation de fonction.
Mais revenons à notre poème. Cet art de l’équilibrage amorcé par la solitude compensée par le bruit des voix, nous le retrouvons dans le reste du quatrain. « Il est aussi présent à travers les renversements thématiques : le rayon éclaire l’obscurité (au troisième vers) et cette pénombre renvoie la lumière ou encore le mouvement de pénétration (dans les profondeurs de la forêt) est compensé par celui du reflet à la surface mousse au dessus
Le sens ici n’appuie jamais. Rien n’accapare l’attention, n’obnubile par sa présence, tout se retire et se transforme selon une belle expression du bouddhisme la conscience ni ne s’attache ni ne quitte.
Cette exhalaison sans fin du sens, cette émanation d’une saveur non pas insistante mais harmonieusement diffuse et d’autant plus présente à la conscience nous est rendu par une belle image : « le langage des poètes est semblable à ce qui se produit quand –aux Champs bleus sous la tiédeur du soleil – du jade enfoui naît une buée : on la contemple mais on ne peut la fixer précisément du regard ». Telles sont la représentation d’au-delà la représentation, le paysage d’au-delà le paysage. » (FJ).
« Saveur non pas insistante mais harmonieusement diffuse ». Je pense à ce que nous a dit Françoise de la saveur du thé. Je pense également à un débat que nous avions eu, il y a longtemps dans le forum, sur le toffu.
« Le sens n’appuie jamais…exhalaison sans fin du sens ». Ce qui passe presque inaperçu « est de plus en plus prenant et devient inoubliable. » Je pense à cette belle scène du film « In the mood for love » où le frôlement de deux mains dans un taxi à Hong-Kong, dans les années soixante, va, comme le thème musical, se répercuter dans le film 2046 d’âge en âge.
A suivre,
Jean-Louis
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4 commentaires:
Très beau poème et très intéressante mise en perspective. Qu'est-ce qu'on aura à lire quand tu seras en retraite! Merci.
Françoise
Partir en retraite certes mais ne plus écrire sur le blog sont 2 choses différentes, n'est ce pas ?
Je voulais dire : on aura encore plus à lire car tu auras plus de temps et nous nous en réjouissons.
Françoise
Chère Françoise,
je comprends mieux!
Nicole
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