4. Sur l'altérité
Je crois que la traduction de Zhuangzi a été le point de départ de la démarche de Billeter. Ayant « découvert » une traduction lumineuse de Zhuangzi, Billeter semble nous dire « regardez ce Zhuangzi comme il est lumineux, comme il est clair, comme il est proche au-delà de la distance, du temps, du langage et au-delà des commentateurs qui nous séparent. N’y a-t-il pas une communauté de vue entre lui et nous ? Entre les chinois et nous ? Ne parlons nous pas le même langage ? Ne vit-on pas les mêmes expériences humaines ? Est-ce que cela ne met pas à bas toutes ces idées sur l’altérité de la Chine ? ». Cet enthousiasme l’a conduit sans doute trop loin à prendre Jullien en grippe dans son pamphlet et à remettre en cause son travail sans prendre le soin de bien étudier sa démarche.
Car de fait Jullien ne pose pas au départ l'altérité. Il critique ceux qui posent un principe de départ. Il met dans le même panier ceux qui postulent l’altérité (« les inepties de la séduction exotique de P. Ryckmans alias S.Leys », « différence culturelle hypostasiée devenant illusoire », « notions trop commodes et idéologiquement suspectes de tradition chinoise, de mentalité chinoise ou d’esprit chinois ») et ceux qui postulent la non altérité (le fonds commun) comme Billeter. Pour lui, ces deux démarches se rejoignent dans l'erreur. Jullien commence par constater l'extériorité de la Chine et à partir de là, construit son altérité. Il me semble que cette méthode de travail est davantage constructive car elle impose davantage de travail que la simple pose d’un postulat de départ.
Je trouve par contre dommage que Jullien ne dise pas ce qu’il pense du travail de Billeter sur Zhuangzi. Il pose des questions sur ses méthodes de traduction mais pas sur le résultat de cette traduction. «Je le laisse aller son chemin» dit il. Cela aurait été intéressant et cela aurait peut être amené Jullien à reconnaître une certaine valeur au travail de Billeter. Je relève dans la critique de Jullien des points où il me semble qu'il n'a pas bien compris le propos de Billeter.
Par exemple, lorsque Billeter développe l'idée intéressante comme quoi nous vivons une époque qui nous permet mieux de comprendre Zhuangzi. Jullien réduit l'argumentaire de Billeter au fait que comme Zhuangzi, nous vivrions une époque dangereuse et incertaine. Mais, ce que Billeter a voulu dire, sauf erreur, c'est que nous vivons une époque où les thèmes chers à Zhuangzi ont déjà été abordés par des auteurs comme Proust, Michaux et d'autres et nous sommes donc mieux à même de les comprendre. Peut être Zhuangzi était trop en avance et du coup n'a-t-il pas été compris, y compris par son principal commentateur.
Un second exemple en est la nature du discours de Zhuangzi, et aussi de celui de Billeter (par mimétisme ?) qui dérange Jullien. En effet ce discours n’est pas explicatif, il est descriptif puisqu’il parle de l’expérience immédiate et en cela il n’est pas un discours sur la pensée. Il y a donc en germe dans le discours de Zhuangzi (selon la traduction Billeter) une opposition avec la philosophie qui se sert principalement du langage.
Et en ce sens, quand Jullien dit à propos de Billeter que «la sinologie désapprend à penser» (cette remarque a dû beaucoup plaire aux sinologues !), est ce que ce n’est pas en fait Zhuangzi qui veut en fait nous désapprendre à penser, à nous délivrer de la conscience pour atteindre des états plus «élevés» selon lui ?
Est-ce que le « fonds commun » que Billeter pense avoir avec Zhuangzi (et qu’il pense que les occidentaux ont avec les chinois) n’a-t-il pas à voir avec ce que Zhuangzi décrit de ces états « au-delà de la conscience » et donc au-delà de la pensée ? Est-ce que ce n’est pas pour cela qu’un philosophe comme Jullien qui travaille essentiellement sur la pensée a peut être du mal à comprendre ?
Par ailleurs, n'y a-t-il pas une dynamique dans l'appréciation que l'on peut avoir d'un monde que l'on découvre ? Au premier regard, on a une tendance naturelle à amplifier les différences. Et puis, nos yeux s'habituent et petit à petit les différences s'atténuent. Est-ce que ce n’est pas ce qui arrive aux plus grands sinologues ? Ainsi les premiers ouvrages de A. Cheng et de J.F. Billeter exaltaient les caractéristiques de la pensée chinoise pour l'une, de l'écriture chinoise pour l'autre. Et puis le temps passant, n'a-t-on pas vu ces auteurs évoluer vers des positions très engagées dans leur refus de l'altérité chinoise (voir « La pensée en Chine aujourd'hui » sous la direction d'Anne Cheng) ? Il en va de même pour Noël Dutrait dans son "Petit précis à l'usage de l'amateur de littérature chinoise contemporaine" lorsqu'il écrit : "quand à la prétendue différence de mentalité, si elle est réelle sur des détails, la littérature montre précisément que les grands sentiments et comportements humains sont étonnamment proches, à condition de tenir compte des contextes historiques et sociaux". Même si Jullien semble échapper à cette dynamique, ne dit-il pas quand même qu’il ne renonce pas à une exigence d’universalité ? Il note que les deux pensées ne sont pas monolithiques, qu’il y a des occidentaux qui ont des approches « à la chinoise » et de même des chinois qui ont des approches « à l’occidentale », il y a donc une altérité interne à l’Europe comme il y a une altérité interne à la Chine.
Pour résumer ce point, j'irais dans le sens de Jullien lorsqu'il dit que, en dépit du fait que Chine et Occident aient eu leurs propres altérités en matière de pensée, certaines pensées (voir le lexique euro chinois) ont été davantage développées là ou là. Mais, si l'on aborde l'au-delà de la pensée comme par exemple la maîtrise du geste, l'apprentissage, les régimes de l'activité, les divers états de la conscience je suivrais Billeter sur l'idée du fonds que tous les hommes ont en commun. Alors, si comme le dit Zhuangzi « la forme accomplie du voyage est de tout trouver en soi » pourquoi voyager ?
Olivier
mercredi 9 avril 2008
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1 commentaire:
Ce qui me surprend dans le débat actuel sur l’altérité c’est la connotation plutôt négative que semble attribuer certains sinologues à la notion d’altérité. A tel point qu’il semble maintenant presque inconvenant de s’y référer.
Or tout un courant de pensée qui va de Rousseau à Levi-Strauss en passant par Proust accordait, au contraire une valeur positive à l’altérité, à la différence.
Proust remarquait qu’on perçoit d’autant plus les différences d’une personne qu’on leur porte de l’intérêt sinon elles nous sont Indifférentes.
Ce qui me semble gênant dans la position de ces sinologues (Billeter) c(est qu’il y a maintenant comme une suspicion sur la notion d’altérité. Alors que l’altérité, les différences me semblent une richesse qu’il faut préserver dans un monde menacé par l’uniformisation.
Je me demande même, si parfois, il n’y aurait pas dans cette dévalorisation de la notion d’altérité un risque de retour à l’ethnocentrisme ;
Repérer et rechercher les différences ne signifient pas bien entendu que l’on nie les rapprochements, bien au contraire. Il est ainsi émouvant que de voir les rapprochements que l’on peut faire entre le Rêve dans le Pavillon rouge et la Recherche du temps perdu.
En fait, il me semble que la connaissance d’une culture ne se pose pas a priori en terme de ressemblances ou de différences avec une autre culture. Ce qui importe avant tout c’est d’approfondir la connaissance, de découvrir toute la richesse du sujet étudié. Parfois on trouvera des ressemblances, parfois des divergences.
Pour reprendre l’image de la montagne que j’avais trouvée dans un poème de Su Dongpo, on peut bien entendu contempler de l’intérieur, alors on admirera ses fleurs et ses ruisseaux. Mais si l’on veut voir sa forme d’ensemble il faudra la contempler de l’extérieur. Les deux démarches sont complémentaires. Elles ne s’opposent pas.
Ce qui me semble passionnant c’est lorsque l’on peut croiser, rapprocher plusieurs auteurs qui nous aident à mieux comprendre toute la richesse d’une œuvre, toute sa beauté.
Les débats son intéressants lorsqu’ils ne tournent pas à la polémique. C’est malheureusement ce qui s’est passé entre Billeter et Jullien.
J’ai des livres ou Billeter, Jullien, Ryckmans se citaient mutuellement et nous aidaient à mieux comprendre la culture chinoise. Maintenant ils s’invectivent et ne nous apportent plus grand-chose avec leur polémique.
Je trouve même grave que ces polémiques puissent aller jusqu’à la censure. Il y a un an, je soumettais à une sinologue un travail sur le Rêve dans le Pavillon rouge où je citais Jullien. Cette personne m’a conseillé de supprimer les citations de Jullien.
C’est me semble t-il très dommage car Jullien explore une voie, me semble t-il très féconde : la mise en perspective de la pensée chinoise et de la pensée occidentale et l’interrogation de leur présupposés réciproques. Notons que Jullien partage cette démarche de mise en perspective, cette technique du dépaysement avec Lévi-Strauss.
Ces remarques sur la censure et les dangers de la polémique ne s’appliquent pas, bien entendu, au travail d’olivier qui s’est efforcé de nous présenter le point de vue des deux protagonistes. Le travail d’Olivier a le mérite de nous faire prendre conscience qu’il ne faut pas céder à la fascination mais qu’il faut avoir vis-à-vis de la pensée chinoise selon l’expression d’Anne Cheng une attitude à la fois critique et sympathique.
Jean-Louis
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