Comme annoncé dans le précédent article, nous allons maintenant rapprocher trois expériences de celle évoquée par Le Clézio pour essayer de mieux la comprendre.
Nous allons d’abord rejoindre Jean-Jacques Rousseau qui se promène, après un évanouissement, le long du Guiers, une petite rivière de Savoie.
Les rêveries d’un promeneur solitaire
Lors d’une reprise de conscience consécutive à un évanouissement, JJ Rousseau perd la notion distincte de son individualité. Il en éprouve un sentiment délectable car il peut ainsi se fondre dans le système des êtres et des choses. Dans Anthropologie Structurale II , Claude Lévi-Strauss nous décrit cette expérience « On connaît, dans la vie de Rousseau, une minute – une seconde peut-être dont, en dépit de sa ténuité, la signification commande à ses yeux tout le reste…Qu’est-ce d’autre, pourtant, sinon une banale reprise de conscience après une chute suivie d’évanouissement ? Mais le sentiment de l’existence est un « sentiment précieux » entre tous parce que, sans doute, si rare et si contestable :
« Il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais …je n’avais nulle notion distincte de mon individu …je sentais dans tout mon être un calme ravissant auquel, chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus ». A ce célèbre texte de la deuxième promenade, un passage de la septième fait écho, en même temps qu’il en fournit la raison : « Je sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre, pour ainsi dire, dans le système des êtres, à m’identifier avec la nature entière. »
Marcel Proust a des termes presque semblables pour décrire la perte de son individualité lors de la confusion spatio-temporelle éprouvée au réveil
Le réveil d’un adolescent
« Et quand, je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement dans sa simplicité première, le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal. » Du côté de chez Swann I.1
Les confidences d’un ethnologue
Dans les entretiens qu’il a accordés à Didier Eribon et dans les interviews que nous avons pu voir sur Arte à l’occasion de son centième anniversaire, Claude Lévi-Strauss décrit comment il se perçoit : « Je n’arrive pas ou très difficilement à me percevoir comme un individu, comme une personne, comme un moi, mais plutôt comme le lieu où de façon transitoire se passent certaines choses. C’est sans doute une infirmité…»
Une des caractéristiques de cette difficulté à se percevoir comme un individu, c'est-à-dire comme un « moi » permanent ce sont les intermittences du « moi » que Claude Lévi-strauss décrit de la manière suivante : « Ce que j’ai écrit c’était sans doute moi au moment où je l’ai écrit, mais immédiatement après ce n’est plus moi…».
Claude Lévi-Strauss, grand lecteur de Marcel Proust pensait sans doute à certains passages de La Recherche « Le moi qui l’avait aimée, remplacé déjà presque entièrement par un autre… » Très belles pages là-dessus dans Les jeunes filles en fleur…
On peut maintenant essayer de dégager les traits communs à toutes ces expériences.
Elles nous parlent toutes d’un décentrement. Ce n’est plus le « sujet » qui est au centre du processus de création.
Quelles sont les conséquences de cet effacement du « sujet » ?
JJ Rousseau nous le dit : cet effacement du « moi » permet l’identification à la nature entière, expérience délectable entre toutes. Le sujet peut ainsi devenir le médium des forces en œuvre dans l’univers. Et l’on comprend mieux la phrase de Le Clézio : « le langage est une expression de l’univers modifiée par la bouche des hommes ».
Retenons cette notion d’identification : nous verrons qu’elle tient une place importante dans les arts chinois et notamment la peinture.
Pour l’ethnologue, cet effacement du « moi » est une condition absolue à l’objectivité de son travail. Il ne doit pas projeter sur les cultures qu’il étudie ses propres manières de penser héritées de sa culture, il doit s’efforcer de devenir « le lieu presque passif où s’organisent des pensées étrangères » pour se garder de tout ethnocentrisme.
Il lui faut faire le vide en lui pour pouvoir s’ouvrir aux autres. Or, le vide a rarement une valeur positive dans notre culture. Nous avons peur du vide, du silence. Lévi-Strauss rapporte que, lors de leurs premiers contacts avec les Blancs, les Indiens trouvaient ceux-ci « wordy » : « pleins de mots ».
La pensée occidentale a mis l’accent sur le sujet, le moi, le discours, le plein. Cette primauté du sujet s’appuie sur un système philosophique cohérent englobant des notions en relation avec celle de sujet : Dieu, Création, Homme.
Il n’en va pas de même de toutes les cultures. On sait qu’un des fondements de la pensée chinoise est le vide conçu comme ouverture à tous les possibles. Le silence est valorisé comme l’origine et l’aboutissement de la musique.
Cela explique, peut-être, que les auteurs occidentaux qui ont fait l’expérience de l’effacement du sujet ont du mal à la fonder théoriquement et la rattachent à une infirmité : « j’ai du mal à me percevoir comme un individu, c’est sans doute une infirmité » nous dit Lévi-Strauss, à un évènement accidentel (JJ Rousseau) ou à la confusion spatio-temporelle que l’on connaît au réveil (Marcel Proust).
A l’inverse, les penseurs chinois peuvent rattacher l’effacement du sujet aux notions fondamentales de leur conception du monde : le Vide, le Dao. On comprend mieux, dès lors, que les « sages » chinois aient pu rechercher l’effacement du sujet dans ce qu’ils ont nommé, de manière un peu paradoxale pour nous, « la culture de soi ».
Nous allons d’abord rejoindre Jean-Jacques Rousseau qui se promène, après un évanouissement, le long du Guiers, une petite rivière de Savoie.
Les rêveries d’un promeneur solitaire
Lors d’une reprise de conscience consécutive à un évanouissement, JJ Rousseau perd la notion distincte de son individualité. Il en éprouve un sentiment délectable car il peut ainsi se fondre dans le système des êtres et des choses. Dans Anthropologie Structurale II , Claude Lévi-Strauss nous décrit cette expérience « On connaît, dans la vie de Rousseau, une minute – une seconde peut-être dont, en dépit de sa ténuité, la signification commande à ses yeux tout le reste…Qu’est-ce d’autre, pourtant, sinon une banale reprise de conscience après une chute suivie d’évanouissement ? Mais le sentiment de l’existence est un « sentiment précieux » entre tous parce que, sans doute, si rare et si contestable :
« Il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais …je n’avais nulle notion distincte de mon individu …je sentais dans tout mon être un calme ravissant auquel, chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus ». A ce célèbre texte de la deuxième promenade, un passage de la septième fait écho, en même temps qu’il en fournit la raison : « Je sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre, pour ainsi dire, dans le système des êtres, à m’identifier avec la nature entière. »
Marcel Proust a des termes presque semblables pour décrire la perte de son individualité lors de la confusion spatio-temporelle éprouvée au réveil
Le réveil d’un adolescent
« Et quand, je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement dans sa simplicité première, le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal. » Du côté de chez Swann I.1
Les confidences d’un ethnologue
Dans les entretiens qu’il a accordés à Didier Eribon et dans les interviews que nous avons pu voir sur Arte à l’occasion de son centième anniversaire, Claude Lévi-Strauss décrit comment il se perçoit : « Je n’arrive pas ou très difficilement à me percevoir comme un individu, comme une personne, comme un moi, mais plutôt comme le lieu où de façon transitoire se passent certaines choses. C’est sans doute une infirmité…»
Une des caractéristiques de cette difficulté à se percevoir comme un individu, c'est-à-dire comme un « moi » permanent ce sont les intermittences du « moi » que Claude Lévi-strauss décrit de la manière suivante : « Ce que j’ai écrit c’était sans doute moi au moment où je l’ai écrit, mais immédiatement après ce n’est plus moi…».
Claude Lévi-Strauss, grand lecteur de Marcel Proust pensait sans doute à certains passages de La Recherche « Le moi qui l’avait aimée, remplacé déjà presque entièrement par un autre… » Très belles pages là-dessus dans Les jeunes filles en fleur…
On peut maintenant essayer de dégager les traits communs à toutes ces expériences.
Elles nous parlent toutes d’un décentrement. Ce n’est plus le « sujet » qui est au centre du processus de création.
Quelles sont les conséquences de cet effacement du « sujet » ?
JJ Rousseau nous le dit : cet effacement du « moi » permet l’identification à la nature entière, expérience délectable entre toutes. Le sujet peut ainsi devenir le médium des forces en œuvre dans l’univers. Et l’on comprend mieux la phrase de Le Clézio : « le langage est une expression de l’univers modifiée par la bouche des hommes ».
Retenons cette notion d’identification : nous verrons qu’elle tient une place importante dans les arts chinois et notamment la peinture.
Pour l’ethnologue, cet effacement du « moi » est une condition absolue à l’objectivité de son travail. Il ne doit pas projeter sur les cultures qu’il étudie ses propres manières de penser héritées de sa culture, il doit s’efforcer de devenir « le lieu presque passif où s’organisent des pensées étrangères » pour se garder de tout ethnocentrisme.
Il lui faut faire le vide en lui pour pouvoir s’ouvrir aux autres. Or, le vide a rarement une valeur positive dans notre culture. Nous avons peur du vide, du silence. Lévi-Strauss rapporte que, lors de leurs premiers contacts avec les Blancs, les Indiens trouvaient ceux-ci « wordy » : « pleins de mots ».
La pensée occidentale a mis l’accent sur le sujet, le moi, le discours, le plein. Cette primauté du sujet s’appuie sur un système philosophique cohérent englobant des notions en relation avec celle de sujet : Dieu, Création, Homme.
Il n’en va pas de même de toutes les cultures. On sait qu’un des fondements de la pensée chinoise est le vide conçu comme ouverture à tous les possibles. Le silence est valorisé comme l’origine et l’aboutissement de la musique.
Cela explique, peut-être, que les auteurs occidentaux qui ont fait l’expérience de l’effacement du sujet ont du mal à la fonder théoriquement et la rattachent à une infirmité : « j’ai du mal à me percevoir comme un individu, c’est sans doute une infirmité » nous dit Lévi-Strauss, à un évènement accidentel (JJ Rousseau) ou à la confusion spatio-temporelle que l’on connaît au réveil (Marcel Proust).
A l’inverse, les penseurs chinois peuvent rattacher l’effacement du sujet aux notions fondamentales de leur conception du monde : le Vide, le Dao. On comprend mieux, dès lors, que les « sages » chinois aient pu rechercher l’effacement du sujet dans ce qu’ils ont nommé, de manière un peu paradoxale pour nous, « la culture de soi ».
L'effacement du Sujet dans la peinture chinoise. Il est parfois si petit qu'on le remarque à peine :
"Quand il peint, c'est l'univers qui peint à travers lui"
A suivre…
Françoise,
Jingping,
Weiyi,
Jean-Louis.
2 commentaires:
Sur ce sujet des régimes de l'activité, on pourra relire avec profit les leçons sur Zhuangzi, sur ce même blog :
Leçons sur Zhuangzi
Olivier
Notre blog est décidemment très riche, en tout cas plus riche que dans mes souvenirs. Je dois avouer que je ne me souvenais pas des références contenues dans l’article leçons sur Zhuangzi paru il y a juste un an. Il est intéressant de noter que la référence à Proust est confirmée dans le message sur les intermittences du moi.
Je pense que le thème choisi dans la présente série d’articles permettrait de faire des liens avec de nombreux articles précédents, notamment ceux consacrés à Laozi ou à Zhuangzi.
Nous aurons l’occasion d’y revenir.
Jean-Louis
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