mardi 20 janvier 2009

L’effacement de la notion du « moi » dans la pensée chinoise


Dans la culture chinoise l’abandon du moi n’est pas ressenti comme une infirmité ou comme une expérience temporaire. C’est plutôt – et cela peut nous sembler paradoxal – l’objet d’une recherche à travers ce que les auteurs chinois nomment la "culture de soi".

Dans le numéro hors-série du Point (n° 13, mars-avril 2007) consacré à la pensée chinoise, Stéphane Feuillas décrit ainsi l’accomplissement du sage : "Or, là encore, ce que l’homme découvre dans le déploiement de ses virtualités, ce n’est pas un quelconque moi enfoui, plus secret et plus vrai. La pensée chinoise se situe à ce titre au plus loin de la vulgate New Age des théories du développement personnel. Ce qu’il découvre en se réalisant et en abandonnant son moi, c’est le naturel. Il laisse place en lui au libre jeu des forces qui gouvernent la vie, son corps et son esprit. Il s’abolit comme individu et accède sans jamais cesser d’être pleinement homme à un autre rapport au monde…Quiconque a connu un jour l’obsession sait à quel point mettre du vide dans les choses est tâche ardue…"

D’autre part, une contribution du même Stéphane Feuillas a attiré notre attention ; c’était lors d’un colloque intitulé "Le Choix de la Chine d’aujourd’hui : entre la tradition et l’Occident", tenu à l’Ecole normale supérieure de Lyon en novembre 2004.

Dans ce long texte, Stéphane Feuillas associe Michel Foucault à Su Dongpo (alias Su Shi, 1037-1101) : "De Foucault à Su Dongpo : culture et transformation de soi".

En voici un modeste résumé, privilégiant les éléments en relation avec cet article.

D’abord apparaît une originalité et un risque évidents : rapprocher un penseur du 20ème siècle, philosophe, influencé par le structuralisme, critiquant les institutions tant politiques que sociales d’un homme du 11ème siècle, peintre et calligraphe, commentateur des Classiques confucéens mais aussi haut fonctionnaire, comme beaucoup de lettrés de la Chine ancienne.









Pour Stéphane Feuillas la problématique s’inscrit déjà dans la langue : "deux binômes de la langue classique chinoise tels que xiu shen 修身, xiu xin 修心 (parfaire, réparer, raffiner sa personne ou son esprit) ou encore yang sheng 养生, yang xing 养性 (nourrir, entretenir sa vie ou sa nature) ". Il ne s’agit pas d’une pratique égoïste : tout ce qui tend à "favoriser le plein exercice de soi-même, à assurer au soi sa place exacte dans le monde" est bénéfique. "Le souci de soi est essentiellement souci du monde".

Stéphane Feuillas amène aussi la notion trop et si mal utilisée de spiritualité en démontrant que comme pour Su Dongpo le ressort de la spiritualité n’est pas lié essentiellement au bien ou à la morale mais plus radicalement, que ce qui s’énonce dans la spiritualité, c’est une transformation de soi.

Il s’agira donc de caractériser une "voie" permettant d’utiliser au maximum son potentiel, de sortir des particularismes pour rejoindre son naturel (n’est-on pas là aussi dans la philosophie taoïste ?)

"Dans le grand partage stoïcien et chinois entre ce qui dépend de moi et ce qui n’en dépend pas, Su Dongpo semble affirmer que rien n’est extérieur à l’activité du sujet, que tout réside non dans les progrès d’un individu moral mais dans la seule vigilance d’un individu…Elle est pour lui et dans de multiples autres textes abondamment décrite comme la capacité d’accueillir les situations telles qu’elles se présentent sans jamais projeter une intention, sans jamais non plus les biaiser d’une arrière-pensée rémanente... Conformément à l’optique de la pensée chinoise en effet, dès qu’un cours est engagé, qu’il s’agisse de la nature ou de l’histoire, il n’est plus possible de revenir en arrière ; le cours est de lui-même conduit à sa plus grande extension".

Un exemple donné par Su Dongpo :

"Coupez un bambou pour en faire une flûte. Percez-le de trous et soufflez-y. Même Shi Kuang [le patron des musiciens] sera incapable d’épuiser les modulations du chant et du déchant ou les variations des notes hautes et basses et des rythmes lents ou vifs. Pourtant si l’on remonte à l’origine de ces variations et la recherche, on ne trouvera que la gamme des cinq notes et les tubes musicaux. Et [de même] à l’origine des cinq notes et des tubes musicaux, il n’y a que le sifflement, et en amont du sifflement, il n’y a que le silence. Dans l’Antiquité, les compositeurs ne devaient-ils pas se tenir dans le silence ?"

Exemple d’autant plus parlant que le bambou, dont le tronc est vide constitue une métaphore particulièrement pertinente du "vide créateur" dont parle François Cheng, de l’effacement de l’ego qui permet que les processus de création puissent advenir.

Le savoir spirituel tel que Su Dongpo semble le construire concerne plutôt un "retour au naturel".

Ce qui émerge aussi bien chez Michel Foucault que chez Su Dongpo, c’est le "soi" et non le "moi" qui doit constamment faire l’objet de vigilance car il est trop souvent muré dans son individualité ou bloqué par ses particularismes ou ses intentions.

Su Dongpo : "Mon esprit étant un, ce qui est nouveau, ce sont les choses !"

Le retour à soi est invention du monde.

"Là résident sans doute la richesse et la fécondité toujours actuelles des philosophies de la Chine : penser que le naturel et la spontanéité ne s’acquièrent que dans un examen soucieux et exigeant de la conduite, croire et faire que la simplicité advienne dans un oubli de soi."


Les mêmes : Weiyi, Jinping, Jean-Louis et Françoise

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