lundi 3 septembre 2007

En visitant les jardins de Suzhou et le Parc aux Sites Grandioses

En lisant les romans chinois, on est frappé par les nombreuses références à des adages, à des proverbes dont les héros émaillent leur conversation.
Emmanuel Cornet le signale dans son petit livre « A la découverte du chinois » :
« Les chinois utilisent bien davantage (que nous) les proverbes dans leurs discussions... Un texte français qui s’appuierait trop sur des poncifs rabattus serait vite discrédité par excès de clichés ; au contraire un texte chinois qui ne comporterait pas son petit lot de maximes pourrait …être taxé de manque d’un nombre minimal d’images connues de tous pour constituer une base à son propos.

Cette caractéristique de la conversation courante, Anne Cheng nous indique qu’il s’agit d’un fondement de la pensée chinoise pour laquelle il s’agit moins de trouver que de retrouver : « Les Classiques … constituent un vaste réservoir de l’expérience humaine et de la sagesse des hommes accumulées tout au long des siècles, un trésor d’exempla qui peuvent s’appliquer en toute occasion. Une littérature de précédents qui se donne un modèle canonique n’a pas pour exigence première la recherche de l’originalité. Même si l’on compte de fortes personnalités et de pensées puissantes, il s’agit en grande partie d’une littérature de commentaires, présentés ou non explicitement comme tels.
« Le plus souvent, le texte constitue au sens propre un tissu qui suppose chez le lecteur une familiarité avec des motifs récurrents…les textes chinois s’éclairent dès lors que l’on sait à qui ils répondent. Ils ne peuvent donc constituer des systèmes clos puisque leur sens s’élabore dans le réseau des relations qui les constituent. Au lieu de se construire en concepts, les idées se développent dans ce grand jeu de renvois qui n’est autre que la tradition et qui en fait un processus vivant. »

«Contrairement au discours philosophique hérité du logos grec qui éprouve le besoin constant de rendre compte de ses fondements et propositions, la pensée chinoise, opérant à partir d’un substrat commun implicitement accepté, ne saurait se présenter comme une succession de système théoriques. Confucius, pourtant considéré comme le premier auteur chinois à s’exprimer en son propre nom, n’annonce-t-il pas d’emblée : Je transmets, sans rien créer de nouveau. »

Le Rêve dans le Pavillon Rouge et particulièrement son chapitre 17 illustre parfaitement ce fonctionnement. Il s’agit de nommer les sites du parc où sera accueillie la sœur du héros devenue Honorable Compagne Impériale.
C’est une opération importante car comme le souligne le Père du héros « il est bien certain que, privés de toute inscription, et même avec l’appoint des fleurs, des saules, des coteaux et des bassins, les divers sites si grandioses soient-ils …ne seront guère mis en valeur ».
Pour mener à bien cette opération, nous voyons Jia le Politique, ses conseillers et son fils puiser dans les textes Anciens pour nommer les différents sites du parc et par conséquent parachever leur beauté et les rattacher à l’ordre du monde.
Quand Jia le Politique lui demande de nommer un lieu, Jade Magique répond, voulant, sans doute plaire à son père :
« Mieux vaut reprendre d’anciens textes que d’en composer de nouveaux ; plutôt graver ceux des vieux maîtres que les ouvrages du présent. »

Jia le Politique arrive devant un kiosque. Il s’adresse à ses conseillers :
« Quelle inscription, Nobles Sieurs, proposez vous pour ce kiosque ?
- Autrefois, répondirent d’une seule voix tous les conseillers, dans la description lyrique du Kiosque du Vieillard ivre, Ouyang Xiu a dit de ce Kiosque qu’il prenait fièrement essor. Donnons à celui-ci le nom de Fier Essor. »
Un peu plus loin, il s’agit de nommer un logis :
« Ce logis n’est vraiment pas mal ! s’écria Jia le Politique ; qui saurait, par les nuits de lune, venir faire lecture des textes sous ces croisées pourrait ne plus mener dans ce monde une inutile et vaine existence…
« Il faut ici une inscription frontale de quatre caractères d’écriture…
- A l’exemple de la rivière Qi, proposa l’un
- Banal, répondit Jia le Politique
- Vestiges du jardin sur la Sui, risqua l’autre.
- Egalement banal ! répondit Jia le Politique. »

Après un débat sur la pertinence des références, c’est finalement Jade Magique qui va trouver le nom qui convient :
« Si cette inscription doit être de quatre caractères d’écriture, il n’en manque pas de toutes prêtes, dans les ouvrages des Anciens. A quoi bon en inventer d’autres ? »

C’est à tout cela que l’on peut rêver en visitant les jardins de Suzhou et en se promenant sur ses canaux en écoutant la chanson du batelier…

A suivre
Jean-Louis

3 commentaires:

Olivier a dit…

Merci de ce long message très intéressant sur lequel j'aimerais faire quelques commentaires.

Selon « LA » pensée chinoise donc, « les Classiques constituent un vaste réservoir de l’expérience humaine et de la sagesse des hommes accumulées tout au long des siècles et sont un trésor d’exempla qui peuvent s’appliquer en toute occasion ».
Rentrant de Chine je ne peux m'empêcher de penser à ce véritable matraquage culturel qu'est la diffusion quotidienne sur les écrans de télévision du roman classique « La pérégrination vers l'ouest » (Xi You Ji). Ayant lu ce roman, cela me faisait grand plaisir de retrouver les personnages et certains épisodes. Les Classiques, comme le Xi You Ji, constituent un véritable trésor qu'il convient de conserver précieusement et dont il faut encourager la lecture (et pas la vision superficielle sur écran TV). Quand je pense aux nombreux hulusi et autres instruments de musique qui ont été brûlés pendant la révolution culturelle, j'en frémis...
Mais en même temps je me demandais si il ne pouvait pas y avoir de place pour des oeuvres modernes tout aussi intéressantes. Pour « UN » occidental que je suis, il me semble que tout n'est pas dans les Classiques et il n'est pas vrai qu'ils peuvent s'appliquer en toutes occasions. Tout alors aurait déjà été dit et nous serions condamnés à répéter sans cesse des modèles canoniques ?
N'est ce pas le rôle de la culture moderne et de l'art contemporain de nous éclairer sur des questions modernes. Au cours de ce même voyage j'ai en quelques occasions pu voir que certains chinois ne se satisfaisaient plus des réponses des Classiques. Témoin ces adolescents chinois dansant du rap, témoin ce petit spectacle déchirant sur ce vieil homme obligé de quitter sa maison devant la montée des eaux dans les gorges du Yang Tsé, témoin le discours de cette petite marchande de Yichang sur la littérature moderne (je ferais un message sur cette discussion), témoins ces nombreux écrivains modernes ou cinéastes n'hésitant pas à braver la censure pour exprimer d'autres aspirations et d'autres pensées que « LA » pensée officielle.

Mon second commentaire va sur le chapitre 17 du Hong Lou Meng. Certes les passages que tu cites sont corrects mais dans le même chapitre, on trouve l'extrait suivant :
« Le frérot Jade jeta un regard autour de lui, sentit l'inspiration lui venir au coeur et déclama... ».
Il y a dans ce chapitre tout un discours intéressant sur la création et le discours tenu sur « les anciens » n'est pas du tout à sens unique (anciens vers modernes). Ainsi les conseillers trouvent que la sentence inventée par Jade magique inspirée par un auteur ancien a plus de profondeur, d'élégance et de vivacité que l'auteur classique.

Olivier

Anonyme a dit…

J’aime les débats.
Merci, cher Olivier, de nous en fournir l’occasion.

Je vais essayer de répondre point par point (comme diraient les héros du Rêve) à ton commentaire.

D’abord la controverse sur La ou Les pensée(s) chinoise(s).
Lorsque des auteurs comme Anne Cheng, Marcel Granet et bien d’autres parlent de La pensée chinoise ou de La pensée occidentale ce n’est pas me semble t-il pour nier que celles-ci aient pu connaître ou connaissent des courants divers et parfois contradictoires. Par exemple, il y a dans la pensée occidentale un courant rationnel et un courant symboliste. Toutefois, la pensée occidentale a exploré beaucoup plus à fond la première voie que la seconde. A l’inverse, la pensée chinoise est allée, sans doute en raison de son écriture, beaucoup plus loin dans la seconde.
Il me semble qu’il est important de repérer certaines différences entre les cultures. J’ai eu l’occasion de le dire sur le forum, voir les différences chez une personne ou dans un culture c’est la preuve qu’on les aime sinon elles nous sont INDIFFERENTES. C’est grâce aux différences qui font l’Autre que l’on peut construire sa propre personnalité.
Lorsque les auteurs cités plus haut parlent de la pensée chinoise ou de la pensée occidentale, ce n’est pas dans l’optique de la pensée unique, de la pensée officielle. C’est pour tenter de repérer les grandes caractéristiques qui marquent les différences entre les civilisations, leur offrant la chance de se construire l'une par rapport à l'autre et d’échapper à l’uniformité.

Mon message visait en fait à souligner ce trait qui me semble fort intéressant : la propension qu’ont les chinois à se référer à un fonds commun. L’originalité consistant moins dans l’invention de choses nouvelles que dans la subtilité des renvois, des allusions à ce fonds commun qui n’est autre que la Culture. Lorsque l’on a à l’esprit cette clef de lecture, il me semble que l’on comprend mieux les romans chinois, mais aussi certains comportements que l’on peut trouver par exemple dans l’enseignement et dont nous font part les étudiants chinois.

Bien sûr la connaissance des classiques ne doit pas empêcher l’émergence d’œuvres nouvelles. Bien sûr les romans modernes ont des choses intéressantes à nous dire sur notre époque. Mais de même que l’on bâti sa personnalité en se confrontant à l’Autre, de même que la liberté se construit face aux contraintes, l’avenir ne se construit-il pas en s’appuyant sur le passé ? Tu as raison de souligner la catastrophe humaine, économique et culturelle des régimes qui ont voulu faire table rase du passé. De nos jours, il n’est plus nécessaire de faire table rase du passé, le passé est tout simplement oublié.
D’où la tâche passionnante que vous avez, vous enseignants, de transmettre la Culture où plongent nos racines.
Jean-Louis

Anonyme a dit…

Qu'il est interessant de vous lire, je crois que je vais finir par me sentir très proche de tous les personnages et de l'athmosphere du 红楼梦.
什么意思 : "trésor d'exempla" ?