samedi 15 mars 2014

La langue est la maison de l'être (Heidegger)


 




En Octobre dernier, Joël Bellassen était venu donner une première conférence dont le sujet était : 
« Le chinois tel qu’il est, le chinois tel qu’il va ». 
Dans le prolongement de cette intervention, Joël Bellassen est revenu nous voir et a développé les liens qui existent entre l’écriture, la langue et la pensée chinoise. Cette fois, nous avions assez de places - grâce à l’auditorium de la Maison de la Région - pour accueillir environ 100 personnes enthousiastes et attentives.

Pour Joël Bellassen les langues ne sont pas de simples outils de communication : et c’est particulièrement visible en ce qui concerne la langue et l’écriture chinoises : elles façonnent les contours de la pensée, se révèlent formatrices dans de nombreux domaines et peuvent expliquer certains traits culturels.

-        - La langue et l’écriture chinoise sont une école d’observation car le visuel est omniprésent. Dans une écriture non alphabétique comme le chinois,  pour épeler son nom au téléphone on a recours à des images pour décrire les éléments qui composent le caractère. Pour faire l’appel dans une classe par exemple, on commence par la personne dont le caractère représentant le nom comporte le moins de traits. Ce qui suppose aussi que l’on visualise le nom.

-          - L’écriture chinoise avec l’art de la calligraphie est une école d’esthétique.

-          - Avec l’apprentissage des tons la langue chinoise est formatrice d’une oreille musicale.

-      - L’écriture chinoise est une école de défi et d’entrainement. Quand sait-on lire ? Avec l’écriture romaine, il suffit de connaitre les 26 lettres de l’alphabet et de maitriser les sons produits par leur combinaison pour savoir lire. Rien de tel avec une écriture non phonétique. Même les Chinois ne sont jamais à l’abri de rencontrer un « tigre » dans un texte, c'est-à-dire un caractère qu’ils ne connaissent pas et qu’ils ne sauront pas prononcer. Apprendre le chinois est donc un défi et relever ce défi est souvent une motivation pour les apprenants de cette langue. Cependant, même si l’on n’a jamais fini d’apprendre à lire le chinois, on peut estimer qu’avec la connaissance de 1400 caractères on peut lire la plupart des textes.

-         - L’écriture chinoise ne sert pas à noter des sons. Les caractères chinois sont en eux-mêmes une unité de sens. Ce qui conduit à ce paradoxe : l’écriture chinoise est à la fois la plus opaque et la plus transparente qui soit. La plus opaque car il est impossible de savoir comment se prononce un caractère si on ne le connait pas. La plus transparente car l’étymologie d’un mot est immédiatement visible. A tel point que Joël Bellassen a parfois eu recours au caractère chinois pour comprendre la signification d’un mot français. Par exemple, la décomposition du caractère chinois signifiant algorithme indique clairement qu’il s’agit d’une méthode de calcul.

-     - Bien plus, un caractère chinois non seulement signifie une chose mais peut, dans une certaine mesure, la remplacer. Par exemple, si le thème astral d’un enfant montre qu’il va manquer de l’élément eau ou de l’élément métal (au sens astrologique) on choisira un prénom comportant graphiquement ces éléments. On comprend que l’on ait pu qualifier l’écriture chinoise « d’empire du sens. »

-       -  Une autre caractéristique de la langue chinoise est la « logique floue » Plutôt qu’un sens précis un caractère évoque une idée. Il demande à être précisé par un contexte. Joël Bellassen a pris un exemple fort intéressant. Le même caractère (qíng) suivant le contexte peut signifier amour, sympathie ou encore situation (état) d’un pays. Cela paraitra surprenant dans une culture habituée à séparer le subjectif (les sentiments) de l’objectif (une situation). C’est par contre possible dans la culture chinoise où la distinction entre le sujet et l’objet est moins nette.
 
-      Il n’y a pas d’article en chinois. On ne dit pas « il y a un micro sur la table » mais il y a « du micro sur la table ». Le chinois massifie en permanence. Cela explique une approche globalisante des choses où tout est en relation avec tout.
 
-         - Le chinois a tendance à se passer de l’usage du sujet Le chinois est une langue impersonnelle où la personne est en retrait. La non distinction du couple sujet/objet (l’absence de retrait du sujet, comme le disent les philosophes) a eu des conséquences importantes sur un moindre développement de la pensée analytique (la pensée chinoise, on l’a vu, est globalisante), sur le développement des sciences, sur la peinture (la perspective cavalière est préférée à la perspective linéaire).

-       - Le chinois valorise les clichés, les citations, les aphorismes. La pensée chinoise opère à partir d’un substrat commun implicitement accepté. Ce qui importe ce n’est pas l’originalité du propos, mais la subtilité de l’allusion. Confucius le disait: « Je transmets, sans rien créer de nouveau ».

-          - Il n’y a pas eu de Démosthène chinois. La Chine a préféré l’éloquence graphique à l’éloquence verbale.

Voici très rapidement et incomplètement résumée une conférence qui fut passionnante de l’avis de tous les auditeurs. Dans une remarque liminaire, Joël Bellassen nous a confié qu’il avait une double formation de sinologue et de philosophe. Cette formation à la philosophie lui permet de prendre du recul et de ne pas être aspiré par ce tourbillon que constitue, selon ses propres termes, l’apprentissage du chinois. Grâce à ce recul il a pu analyser les relations qui existent entre le langage, l’écriture et la pensée. Cette analyse qui peut sembler abstraite était rendue vivante par de nombreuses anecdotes tirées de son expérience et de très belles citations comme par exemple celle de Wittgenstein : « les limites de mon langage signifie les limites de mon propre monde ».

Merci Monsieur Bellassen. Vous nous avez promis de revenir. Nous attendons votre prochaine conférence avec impatience.

Jean-Louis

4 commentaires:

Lucien Tenenbaum a dit…

merci jean-Louis de t'être attelé, et si rapidement, au compte -rendu de la conférence de J. Bellassen. Puis-je me permettre de relever une petite erreur. Il s'agit du caractère qui parle de sentiment (amour ou sympathie) ou situation selon le caractère auquel il est lié. Ce n'est pas 愛 (ai) mais 情 (愛情 同情 國情), si je ne me trompe pas. Nos amis chinois préciseront.
Tu as bien fait, je pense, de rajouter dans ton compte rendu quelques infos que le conférencier n'avait pas reprises, pensant sans doute que tout le monde s'en souvenait... merci encore. Lucien

Jean-Louis a dit…

Cher Lucien,
Merci pour ton commentaire et surtout merci d'avoir corrigé mon erreur.
Bien amicalement,
Jean-Louis

Françoise a dit…

Merci, Jean-Louis, de synthétiser pour nous cette conférence si riche, qui nous ouvre des perspectives stimulantes pour notre réflexion.
J'ai aussi retenu le rapprochement que crée le caractère 学 (xué) entre étudier et imiter, il y aurait beaucoup à dire sur les systèmes d'apprentissage chinois et français.
Et puis aussi les connotations religieuses : christianisme, religion "personnalisée", bouddhisme, recherche de l'effacement de l'ego à rapprocher de la différence de la notion de sujet. Comme l'a dit je crois notre conférencier, c'est vertigineux et une vie n'y suffit pas mais au moins on a de quoi bien occuper celle-ci! Merci M. Bellassen et à bientôt.

hristine a dit…

Ce blog est génial, merci !
amitiés

Christine