mercredi 6 avril 2011

Nuages chrétiens, brumes chinoises


Le Christ salué par Saint Pierre et Saint Paul sur les rives du Jourdain, anonyme, mosaïque Rome (IX° siècle)


Temple taoïste dans les montagnes, attribué à Dong Yuan (907-960)

L’artiste doit-il rechercher la ressemblance formelle avec l’objet, le personnage ou le paysage qu’il veut représenter ?
Le point commun entre le deuxième concile de Nicée, les lettrés chinois dont, bien sûr Su Shi, et l’art des peuples premiers est d’avoir préconisé ou pratiqué un art répondant négativement à cette question. Pour quels motifs ? Si l’art ne vise pas à la ressemblance formelle que veut-il signifier ?
La réponse à cette question permet de cerner la fonction de l’art, permet de comprendre comment une culture, à un moment donné, appréhende la nature.

Nous avons choisi trois exemples qui se complètent et qui permettent de comprendre pourquoi, à un moment donné, les artistes ont préféré l’art significatif à l’art représentatif. Nous évoquerons assez rapidement l’art chrétien antérieur au XIV° siècle et l’art des peuples premiers pour nous attarder davantage sur l’art des lettrés chinois.

Les peintres de l’époque romaine ont su peindre de « vrais » ciels. Mais entre le VI° et le début du XIV° siècle, sous l’influence des théologiens, on assiste à une disparition presque totale de procédés tendant à créer l’illusion. Cette absence, nous dit Nadeije Laneyrie-Dagen « ne résulte pas d’une incapacité des peintres à imiter le réel mais d’une volonté délibérée. Les signes du réel, dans les tableaux du moyen-âge, devaient être assez explicites pour que le spectateur pût suivre l’histoire, mais aussi assez vagues pour que, l’œil ne s’arrêtant pas à la surface des objets, l’esprit fût renvoyé à ce qui apparaissait comme l’objet légitime de la peinture : la transcendance. Conciles et théologiens n’ont cessé de le proclamer ».

Ainsi le deuxième concile de Nicée qui en 787, comme nous l’a rappelé Françoise, mit fin à la première période iconoclaste, déclare « la peinture …doit signifier encore plus que représenter, il suffit que les figures soient purement schématiques ». On pourrait multiplier ce genre de déclarations : ainsi Saint Augustin qui parle de la « concupiscence des yeux », Jean Scot Erigène qui dénonce le danger d’une délectation sensuelle susceptible de mener à l’oubli des valeurs spirituelles. Pour ces théologiens, il suffit de représenter les éléments naturels par des signes comme on peut le voir dans l’illustration proposée où les nuages sont représentés par des rubans festonnés qui se distinguent à peine des signes qui plus en bas symbolisent l’eau du Jourdain (IORDANES).

Il faudra attendre Saint François d’Assise et Saint Thomas d’Aquin qui, intégrant la louange du monde dans l’adoration de Dieu, rendront licite de peindre d’une manière aussi réaliste que possible tous les éléments de la nature que Saint François célèbre dans le Cantique des créatures.

Comme les artistes primitifs chrétiens, les peuples premiers ont choisi de signifier plutôt que de représenter. Dans ses entretiens avec Georges Charbonnier, Claude Lévi-Strauss nous en donne les raisons.

Les artistes des peuples premiers comme les artistes de toutes les cultures se sont heurtés aux difficultés techniques de la représentation, de la ressemblance. Ces difficultés ont peut-être été plus grandes chez les peuples premiers en raison d’une insuffisance de moyens. « Quand on ne peut pas fournir un fac-similé du modèle, on se contente, ou on choisit de le signifier. »

Pourtant, cette insuffisance de moyens techniques ne suffit pas à expliquer la prédilection pour la fonction significative. Il y a, en effet, des populations dites primitives qui sont parvenues à une extraordinaire maîtrise technique de leurs procédés de fabrication comme la poterie péruvienne précolombienne ou le tissage archaïque péruvien qui sont parmi les plus parfaits jamais fabriqués. A quoi tient donc cette prééminence de la fonction significative ?

Les peuples premiers entourent les éléments naturels « du coussin amortisseur de leurs rêves ». L’univers dans lequel ils vivent étant largement surnaturel « il est irreprésentable par définition, puisqu’il est impossible d’en fournir le fac-simile ; ainsi, que ce soit par défaut ou que ce soit par excès, le modèle déborde toujours son image, les exigences de l’art débordent toujours les moyens de l’artiste ».

Venons en maintenant à la Chine et plus précisément à l’art lettré. Su Shi a déclaré dans une phrase restée célèbre : « rechercher la ressemblance en peinture est un enfantillage ». Nicole Vandier-Nicolas nous rappelle également que « pour échapper au piège du naturalisme, l’habitude se prit de peindre, non pas l’arbre lui-même, mais son ombre portée, par une nuit de lune, sur l’écran transparent des fenêtres. »

Les lettrés chinois ne cherchaient pas à exalter la grandeur de Dieu comme les peintres primitifs chrétiens. Le surnaturel n’est pas une notion de la pensée chinoise comme elle peut l’être pour les peuples premiers. En ne recherchant pas la ressemblance formelle que voulaient donc signifier les lettrés ? Je vous propose de l’aborder dans de prochains articles.
Jean-Louis


Bibliographie :
- L’invention de la nature, Nadeije Laneyrie-dagen, Flammarion
- Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Georges Charbonnier, Les Belles lettres
- Peinture chinoise et tradition lettrée, Nicole Vandier-Nicolas, Seuil

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