jeudi 21 avril 2011

Le Nu impossible


Représentation occidentale et chinoise du corps humain : à gauche Léonard de Vinci, Anatomie comparée, vers 1506-1508 ; à droite, planche du Leijing de Zhang Jiebin, 1624 représentant l’un des méridiens par où circule l’énergie.

Continuons notre exploration du Beau qui, nous l’avons vu dans l’article précédant, s’est particulièrement incarné dans le Nu. Cette exploration nous permettra de comprendre pourquoi la figuration du Nu fut impossible en Chine.

Le Beau, le Nu et la perspective linéaire, choix esthétiques apparus ou réapparus sous la Renaissance ont trois points communs.
- Ils ont partie liée aux mesures, aux nombres, aux mathématiques, à la géométrie,
- Ils offrent une représentation fixe, arrêtée, figée de l’objet de la peinture ou de la sculpture.
- Ils postulent un dédoublement du sujet regardant et de l’objet représenté.
Examinons plus en détail ces trois points, nous pourrons mieux comprendre, par contraste, les choix esthétiques de la Chine.

1°) Le Beau, le Nu, la perspective linéaire ont partie liée avec les mathématiques et la géométrie :
Jean-François Billeter : « Les marchands de la Renaissance faisaient grand usage de calculs de volumes dans leur métier, ils étaient amateurs de géométrie et souhaitaient la retrouver dans les tableaux qu’ils commanditaient ».
François Jullien : « La Beauté arrive peu à peu, à travers bien des nombres…Aussi voit-on, Alberti et Léonard aborder le nu au moyen de rapporteurs et de compas… »

2° Le Beau, le Nu, la perspective linéaire offrent une représentation fixe, arrêtée, figée de l’objet de la peinture ou de la sculpture


Le Caravage, Bacchus, vers 1589
Jean-François Billeter analysant le Bacchus du Caravage : « Il (Bacchus) rêve, l’œil fixé dans le vide, mais il exécute un geste ; ce geste semble arrêté, oublié, irréel…Le jeune homme pose, il a suspendu son activité pour s’offrir au regard. Cela l’enferme dans une passivité qui s’accorde mal avec son physique, avec son accoutrement, avec le vin et les fruits disposés devant lui. Le regard du peintre a arrêté la réalité pour mieux l’objectiver… »

François Jullien : « Pour sonder plus avant ce qui lie le nu à une forme définitive, revenons-en à ce qui est au départ du nu : c’est la pose qui fait le nu…Pour que s’opère la synthèse esthétique, il y faut une fixité, la beauté se découvrant seulement par arrêt, suspendant le temps, sur fond d’éternité. Comme un rêve de pierre…disait Baudelaire ».

3°) Le Beau, le Nu, la perspective linéaire postulent un dédoublement du sujet regardant et de l’objet représenté.
Jean-François Billeter : « Le Caravage a agi …comme s’il avait voulu dépeindre non ce que le regard saisit, mais ce que la réalité est en dehors de lui objectivement. Le jeune homme est installé dans un espace qui est censé exister indépendamment du spectateur. Cet effet résulte de l’usage de la perspective (notons le raccourci des avant-bras) … ».

François Jullien : L’artiste qui figure un nu ne veut pas représenter les émotions, la subjectivité de son modèle. « faire poser, c’est conférer à ce qui pose un pur statut d’objet, en le coupant de la subjectivité qui l’appréhende et le considérant selon les seules lois de la perception…Le nu est le corps objectivé par excellence.
Comme l’a montré Augustin Berque c’est ce dédoublement entre le sujet et l’objet qui a rendu possible l’objectivation scientifique et qui s’est traduit sur le plan philosophique par le cogito cartésien.

Cette objectivation du corps a eu une incidence sur la médecine(voir illustration proposée en tête de l'article).
Jean-François Billeter : « La médecine occidentale s’est constituée en discipline scientifique grâce à la dissection, à l’expérimentation chimique et à d’autres méthodes exactes » Rien ne montre mieux la différence de nature entre la médecine occidentale et la médecine chinoise « que les représentations qu’elles donnent de l’intérieur du corps humain : d’un côté des os, des muscles des nerfs, des vaisseaux et d’autres organes assemblées comme une mécanique, de l’autre des circuits d’énergie sensible ». La médecine occidentale ayant affaire à un objet a privilégié l’intervention extérieure principalement chirurgicale ou pharmaceutique ; la médecine chinoise sans négligé l’action extérieure a « toujours privilégié l’action intérieure que le sujet exerce par son activité sur son activité. La médecine occidentale est fondé sur le rapport à l’objet, la médecine chinoise sur un rapport à soi qui donne prise sur soi ».

François Jullien : Les Chinois « prêtent moins d’attention à l’identité ainsi qu’à la spécificité des composants morphologiques (organes, muscles, tendons, ligaments, etc.) qu’à la qualité des échanges qui s’opèrent entre le « dehors » et le « dedans » et assure au corps entier sa vitalité. »

Ces différences de conceptions allaient se refléter dans les choix esthétiques. Du côté occidental, l’intérêt pour l’anatomie et la dissection allaient permettre la représentation du Nu. Du côté chinois, le désintérêt pour ces deux disciplines allaient rendre la représentation du Nu « impossible ». Par contre le fait de privilégier l’étude de la circulation de l’énergie allaient se traduire par d’autres choix esthétiques, particulièrement illustrés par le gente xie yi. C’est ce que je développerai dans un prochain article.
Jean-Louis

Bibliographie :
Jean-François Billeter, L’art chinois de l’écriture, Skira, 1989
François Jullien, Le Nu impossible, Seuil, 2000
Augustin Berque, Les raisons du paysage, Hazan, 1995

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