mardi 27 janvier 2009

Le jade et le bambou 2ème partie


"...Je pouvais justifier la tendresse qu'ils (ces indiens des tropiques et leur semblables par le monde) m'inspirent et la reconnaissance que je leur porte, en continuant à me montrer, tel que je le fus parmi eux, et tel que, parmi vous, je voudrais ne pas cesser d'être : leur élève, et leur témoin."
Claude Lévi-Strauss, fin de la Leçon inaugurale au Collège de France



En liaison avec le rôle presque passif du lapidaire chinois qui efface son moi pour mieux suivre les veines du jade, avec le nageur qui « suit le Dao de l’eau sans imposer son moi » nous pouvons revenir sur la manière dont Claude Lévi-Strauss définit le travail de l’ethnologue :
« Le travail de l’ethnologue qui consiste à faire de lui le lieu où des pensées étrangères peuvent se déployer…le lieu presque passif puisque je ne contrôle pas ce qui se passe de phénomènes qui n’appartiennent pas à mon existence, à ma propre histoire, à mon milieu ou à ma société. »
Cette attitude « presque passive », cette volonté de ne pas imposer son moi, vont permettre à l’ethnologue de devenir "l’élève et le témoin" des sociétés les plus modestes et les plus éloignées de sa culture, elles vont également avoir des implications sur la manière dont on peut concevoir la fonction de l’art et le rôle de l’auteur et du récepteur d’une œuvre.

La fonction de l’art
On se souvient qu’en perdant la notion distincte de son individu, Rousseau pouvait « s’identifier avec la nature entière ». Cette identification à la nature, à l’objet représenté est présentée par Su Dongpo comme la marque des plus grands peintres. Vous connaissez tous maintenant le fameux poème :

« Lorsque Yuke peignait un bambou,
Il voyait le bambou et ne se voyait plus.
C’est peu dire qu’il ne se voyait plus ;
Comme possédé, il délaissait son propre corps.
Celui-ci se transformait, devenait bambou… »
Su Dongpo traduit par F. Cheng in Shitao La saveur du monde Editions Phébus

Or cette identification va permettre à l’artiste d’atteindre le sens profond des choses, le LI.

François Cheng dans son livre consacré à Chu Ta Le génie du trait, commente ainsi le tableau reproduit ci-dessous : « Ce qui importe aux peintres chinois est moins la justification parfaite des détails exactement observés que la traduction visible de la structure cachée des choses.
L’art qui se trouve ici à l’œuvre …s’ingénie à retrouver, par-delà les données formelles, la structure interne (LI), l’ossature invisible du réel…l’artiste s’est attaché à peindre non pas des apparences mais bien des essences. »


Chu Ta : Fleurs de chrysanthèmes

Or cette fonction de connaissance intime des choses (découlant de l’identification, elle-même permise par l’effacement du moi) est la fonction que Lévi-Strauss dans des termes très proches assigne à l’art. « Pour moi, le métier de peintre consiste non dans une reproduction, mais dans une recréation du réel…Le peintre offre ainsi du monde sensible une doublure intelligible. Il nous aide à le comprendre par le dedans….Je demande (au peintre) de me donner à voir la réalité mieux que je ne le pourrais moi-même, de m’aider à comprendre ce qui m’émeut dans le spectacle du monde, d’assister mes facultés de sentir et de connaître. » De près et de loin, éditions Odile Jacob.
Pour Lévi-Strauss, l’art permet la réconciliation du sensible et de l’intelligible.

Les rôles de l’auteur et du récepteur d’une œuvre d’art
L’effacement du moi conduit à un rééquilibrage du rôle de l’auteur et du récepteur (lecteur, auditeur, spectateur) dans l’art.
L’auteur a un rôle presque passif, c’est le lieu où s’organisent des pensées étrangères, nous dit Lévi Strauss. C’est la Nature « qui organise les pensées des hommes, qui règle ses musiques, ses tableaux et ses poèmes et non l’inverse » nous dit le Clézio dans un texte qui fait écho au très beau poème de Su Dongpo

« Le vieux moine poète vivait en ermite
Se nourrissant seulement du miel de ses abeilles
Personne ne savait que dans chaque goutte de miel
Né de la beauté des herbes et des fleurs
Se cachaient les secrets des poèmes naissant… »
Cité par Claude Roy in L’ami qui venait de l’an mil

Les œuvres sont contenues dans le flux de la nature et l’auteur en est le vecteur, le transcripteur. Dans les premières pages du Rêve dans le pavillon rouge, Cao Xueqin, nous dit avoir trouvé cette histoire gravée sur un roc, il s’est borné à la retranscrire.
Grâce à ce rôle «presque passif », grâce à cette attitude d’accueil l’homme va pouvoir être le lieu où les coquillages de la mer deviennent des mots, où le miel des abeilles se transforment en poèmes, où les rochers des montagnes contiennent des romans et où les mythes des indiens s’organisent en outils pour comprendre le fonctionnement de la pensée des hommes.


"Maintenant les Monts et les Fleuves me chargent de parler pour eux; ils sont nés en moi et moi en eux. J'ai cherché sans trève des cimes extraordinaires, j'en ai fait des croquis, monts et fleuves se sont rencontrés avec mon esprit et leur empreinte s'y est métamorphosée."
Citrouille amère, alias Shitao

Le récepteur, à l’inverse, a, dans la culture chinoise, un rôle plus actif que dans notre culture. Prenons l’exemple de la peinture. Anne Kerlan-Stephens (Du visible au lisible)nous rappelle qu’en Chine un tableau n’est pas une toile accrochée en permanence à un mur, ce sont des rouleaux que le spectateur manipule et sur lesquels il intervient très souvent en portant des inscriptions, commentaires ou poèmes.
De la même manière, on a déjà vu, dans des articles précédents, l’importance des allusions, des symboles dans les poèmes et les romans qui laissent le texte ouvert et confèrent une large place à l’interprétation du lecteur.

Cette série d’articles nous a permis d’aborder deux conceptions. Schématiquement une qui privilégie le Sujet, majoritaire dans les pensées occidentales. L’autre qui insiste sur l’effacement de la notion du moi, prépondérante dans les pensées d’extrême orient. Il ne s’agit pas de les opposer et de dire que l’une est supérieure à l’autre. Ce sont plutôt des points de vue qui se complètent, des perspectives différentes qui s’éclairent réciproquement.

A suivre,
Françoise,
Jingping,
Weiyi,
Jean-Louis

1 commentaire:

Anonyme a dit…

comme toujours je me délecte de vos articles, merci à vous quatre.

quant à l'effacement du moi : sûr je suis une occidentale même si par mes origines caucasiennes je pouvais quelque peu en douter.