Pour
voir, à Marseille, capitale européenne de la culture, le dernier film de Wong Kar-wai, il faut le vouloir et
d’abord le trouver. Naïvement, j’avais cru qu’une œuvre de l’auteur du
somptueux In the Mood for Love serait
projetée dans toutes les grandes salles de Marseille et notamment dans la
grande salle de l’UGC Prado. Quelle ne fut pas ma déception lorsque je
m’aperçus que The Grandmaster n’était programmé ni au Prado, ni au César, ni
aux Variétés. En fait, ce film ne passe que dans trois cinémas à Marseille dont
le Chambord. Ce mardi je me rends donc pour la première fois de ma carrière de
cinéphile au Chambord. Incorrigible utopiste, j’arrive bien en avance, croyant
faire une queue monstrueuse. En fait, il n’y a personne à la caisse, pas même la caissière occupée à confectionner un paquet de pop-corn pour un
enfant.
Dûment
muni d’un ticket comme on les faisait lorsque j’étais enfant, je me dirige vers
la salle. Comme je suis très en avance je peux l’examiner à loisir. Une
tapisserie verdâtre déchirée par endroits qui a dû être posée dans les années
50, des trous dans la moquette qui font écho aux trous du plafond. Je me dis
que c’est, sans doute, un esprit facétieux qui a donné son nom au cinéma. Pourtant, je ne veux pas être trop sévère pour ce cinéma au charme désuet car j’allais comprendre que cette remontée dans le temps à laquelle
m’invitait la salle où je me trouvais était une bonne préparation au film que j’allais voir.
Dans
la dernière image, WKW fait un clin d’œil au spectateur par l’intermédiaire de
Tony Leung qui nous dit : « et maintenant, choisissez votre style (de
Kung-fu) » que l’on peut comprendre « et maintenant, choisissez votre
film ». The Grandmaster est un film d’arts martiaux, bien sûr, c’est aussi
une fresque historique de la Chine des années 30 aux années 50, l’ébauche d’une
histoire d’amour qui n’aura pas lieu, mais c’est avant tout, comme toutes les
œuvres majeures, une réflexion sur le temps. Le temps ce peut-être l’instant
qui contient l’éternité. Dans l’Anna soror de Marguerite Yourcenar trois jours
d’amour suffisent à remplir la vie d’Anna. Chez WKW ce moment est encore plus
bref. Dans In the Mood for Love c’est le temps d’un frôlement de mains dans un
taxi, frôlement des mains qui va traverser les âges pour resurgir en 2046. Dans
The Grandmaster, Ip Man et Gong Er s’affrontent. L’image ralentit, les deux visages se frôlent à l’envers l’un
de l’autre, le temps se fige en éternité. Wong Kar-wai excelle à rapprocher le rythme de l'image et celui du temps. Ainsi, on voit à
plusieurs reprises, l’image et le temps se figer pour devenir une vieille
photographie.
Le temps et l’éternité peuvent se contracter
dans l’instant, ils peuvent aussi se détendre dans la succession des cycles, des civilisations, des
générations, des Maîtres et des disciples. Il faut savoir accepter ces cycles comme le fait le père de
Cong Er. Il faut savoir accepter l’imperfection de la vie qui est faite de
choix, de renoncements et de regrets. Coïncidence, Cong Er prononce une belle phrase
sur les regrets nécessaires, sur la nécessaire incomplétude de la vie qui vient en résonance avec les vers de Su Shi cités dans l'article précédant et
le commentaire de Jizhe « on ne peut avoir une vie parfaite, dans ce cas
là, pourquoi on doit être triste avec ce genre d’utopie ». Cong Er, pour
rester un Grand Maître, car elle l’est certainement autant que Ip Man,
renoncera à se marier, à avoir des enfants et même des disciples car, comme
elle le dit, certains savoirs doivent peut-être disparaître comme les
civilisations.
Les
dialogues sont beaux même dans leur traduction. « C’était une femme de peu
de mots » dit Ip Man en parlant de son épouse. Quant aux images c’est
parmi les plus belles que j’ai vues. Chaque plan est un tableau écrit un
commentateur. Je ne peux que souscrire à cette opinion. Et je pense que l’on
peut voir ce film plusieurs fois sans en épuiser la richesse. Les critiques ont
souvent mentionné le corps à corps entre Ip Man et Cong Er ou encore le combat
devant le train qui s’en va. Ils ont raison. J’ajouterai, mais ce n’est qu’un exemple,
la photo des statues du Bouddha ou encore
les ruelles, les escaliers de Hong-Kong à la lumière
vacillante des lampes qui éclaireront quelques années plus tard le couple d’In
the Mood for Love.
Je
suis resté le dernier dans la salle, mais il y avait peu de spectateurs, pour
voir le générique et écouter la musique. En sortant, dans le couloir, il y
avait une vieille charrette que les marchands de glaces promenaient autrefois
dans les rues de nos villages, nouvelle invitation à ressentir le temps passé, le temps perdu.
Jean-Louis
1 commentaire:
Merci pour cette analyse qui, j'espère, donnera envie à beaucoup d'aller voir ce film. Je l'ai, pour ma part, vu à Paris, craignant qu'il soit trop tard à mon retour à Marseille.
C'est en effet un film magnifique que j'irai volontiers voir une 2nde fois.
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