samedi 14 février 2015

Jésus et Petite Rectrice des Ages


Dans son XXI° Petit Traité, Pascal Quignard rapproche deux scènes très éloignées dans l’espace et dans le temps, mais qui ont ceci en commun de montrer deux personnages en train d’écrire sur le sol. La première se situe dans le Temple de Jérusalem. Les scribes et les Pharisiens mènent auprès de Jésus une femme adultère. Celui-ci ignorant leurs criailleries trace des signes d’écriture sur le sol. La seconde se passe dans le jardin où se déroule le Rêve dans le Pavillon Rouge. Une petite actrice, Rectrice des Ages, trace, elle aussi, des caractères d’écriture sur le sol.

J’aime ces mises en perspective audacieuses qui ont le mérite de nous surprendre et qui nous plonge au cœur des cultures chinoises et occidentales. Je ne m’attarderai pas sur la première, pourtant une des plus belles de notre culture. Je renvoie nos amis chinois qui, peut-être, ne la connaissent pas et qui sont désireux de découvrir notre culture, à l’Evangile selon Saint Jean, VIII où elle est décrite.

Je m’attarderai sur la seconde, peut-être moins connue des lecteurs français, car elle met en évidence deux traits constants de la culture chinoise : le déchiffrement et l’allusion ou si l’on préfère le déchiffrement de l’allusion. Cette scène se trouve P. 684 de l’édition de la Pléiade du Rêve dans le Pavillon Rouge. En voici la description par Pascal Quignard. Le héros du roman, Baoyu, se promène dans le jardin dans la chaleur suffocante de l’été. A l’approche d’une tonnelle de rosiers grimpants il perçoit un léger bruit de sanglots que l’on cherche à étouffer. Il vient tout près de la tonnelle et, sans qu’il soit vu, à travers le feuillage, il découvre la petite actrice Rectrice des Ages accroupie et grattant sur le sol au moyen d’une longue épingle de coiffure. Il croit tout d’abord qu’elle est occupée à enterrer des pétales de fleurs. « Soudain il s’aperçut que ce n’était nullement pour creuser la terre et y ensevelir des fleurs qu’elle grattait le sol de son épingle, mais pour tracer des caractère d’écriture. Il suivit, trait pour trait, les mouvements de l’épingle et en compta dix-sept pour un premier caractère. Il reproduisit du bout du doigt dans le creux de sa main, dans le même ordre et selon le même principe, les différents traits  que venait de tracer l’épingle, pour essayer de deviner le caractère que composait l’ensemble ». Baoyu trouve que la petite actrice est en train d’écrire le premier des deux caractères qui désignent l’espèce du rosier qui fleurit sur le feuillage de la tonnelle. Ce faisant il n’associe pas ce nom à Fleur de Rosier dont la petite actrice est amoureuse.

Que nous montre cette scène ? Le héros en train d’essayer de déchiffrer des caractères d’écriture en les traçant dans la paume de sa main, scène que l’on peut voir couramment en Chine. La petite actrice faisant une allusion au nom de son amoureux.

On sait que selon la légende l’écriture chinoise serait née du déchiffrement des traces laissées par les oiseaux  sur le sol par le héros civilisateur Cang Jie. D’une manière plus historique les premiers caractères d’écriture chinois sont le résultat du déchiffrement des oracles sur les carapaces de tortues. Les oracles ont disparu mais il en est resté ce goût pour le déchiffrement. Le déchiffrement des oracles a laissé la place au déchiffrement des petites énigmes constituées par des allusions à un fonds commun. On trouve ces allusions par exemple dans les tablettes calligraphiées qui ornent les jardins ou encore, dans la vie courante, par le goût pour les citations qui sont des références à ce fonds commun dont nous parlions plus haut.

Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ce que disait Jean Lévi dans les cahiers du centre Marcel Granet au sujet du déchiffrement dans le Rêve dans le Pavillon Rouge :

-          L’auteur déchiffre le roman sur un roc. Son rôle se borne à le transmettre à ses lecteurs.
-          Le lecteur doit déchiffrer les multiples symboles contenus dans le roman qui, tel l’univers, se présente comme un monde de signes à lire. .
-          Le rapport amoureux dans le roman est lecture d’une intériorité qui ne livre son authenticité qu’à travers des signes fallacieux, de sorte que la passion apparaît comme consubstantielle au geste de déchiffrement. Le vrai moi reste une énigme ou plutôt s’exprime sur le mode de l’énigme. Il n’appelle pas une introspection mais le déchiffrement par une autre subjectivité qui le reconnait. On se donne à lire à l’autre, à telle enseigne que tout amant doit se doubler d’un lecteur.

Voilà cher lecteur. J’espère que mon article ne sera pas trop difficile à déchiffrer.

Jean-Louis

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