dimanche 2 novembre 2014

Une double naissance


Les Serments de Strasbourg

Dans un article récent j’ai évoqué le Livre des Odes, le plus ancien recueil de poèmes chinois connus. J’avais prévu, dans un deuxième article, de traiter du plus ancien poème français : La Séquence de Sainte Eulalie. Toutefois, toutes les anthologies qui présentent cette poésie parlent d’un texte antérieur de quelques années qui serait le premier texte en français (ou proto français). Ce n’est pas un texte littéraire. On pourrait plutôt le qualifier de document « politique ». Il s’agit des Serments de Strasbourg. Intrigué par ce qu’en disaient les anthologies j’ai fait quelques recherches qui intéresseront peut-être ceux qui, comme moi, ne connaissaient pas les Serments et leur importance symbolique puisque ce sont les premiers textes officiels écrits non pas en latin mais en langue dite vulgaire : en roman ancêtre du français et tudesque ancêtre de l’allemand.

À la mort de Louis le Pieux (le fils de Charlemagne) en 840, son fils aîné Lothaire Ier revendique l'empire au détriment de ses frères Louis le Germanique et Charles le Chauve qui se liguent contre lui. Le 24 juin 841, Lothaire est défait lors de la bataille de Fontenoy.

Charles et Louis passent alors un traité d’alliance contre leur frère ainé. Ils se rencontrent à Strasbourg le 14 Février 842 pour sceller leur accord. Les organisateurs de la cérémonie avec un sens certain du spectacle ont voulu lui donner un éclat exceptionnel. Il était donc essentiel que tous entendent et comprennent les serments échangés. Ils seront donc prononcés puis rédigés en langue vulgaire.

Pour être compris des soldats de son frère, Louis prononce le serment en roman, langue dérivée du bas latin d’où procéderont la langue d’oïl et le français.

Réciproquement Charles prononcera le serment en langue tudesque pour être compris des soldats de Louis. Le mot tudesque est issu du germanique theudisk, qui donnera en ancien haut-allemand diutisc puis deutch. Il signifie « le peuple ». Deutchland est donc le pays du peuple. Ici une remarque qui intéressera l’ethnologue : « le peuple » : c'est la famille culturelle à laquelle on appartient. Dans les cultures anciennes (mais aussi chez les peuples premiers), il était très fréquent de se désigner par un mot qui signifiait tout simplement : les hommes, la tribu, le peuple, le clan, par opposition aux "autres". On donnait un nom aux "autres" quand ils étaient des voisins installés depuis plusieurs générations. Très souvent, les noms des peuples ont été donnés par "les autres" et non par les peuples eux-mêmes.

Voici un extrait du serment en langue romane :
« Pro Deo amur et pro christian poblo et nostro commun salvament, d'ist di en avant, in quant Deus savir et podir me dunat, si salvarai eo cist meon fradre Karlo et in aiudha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra salvar dift, in o quid il mi altresi fazet, et ab Ludher nul plaid nunquam prindrai, qui meon vol cist meon fradre Karle in damno sit.

Soit en français moderne :
« Pour l'amour de Dieu et pour le peuple chrétien et notre salut commun, à partir d'aujourd'hui, en tant que Dieu me donnera savoir et pouvoir, je secourrai ce mien frère Charles par mon aide et en toute chose, comme on doit secourir son frère, selon l'équité, à condition qu'il fasse de même pour moi, et je ne tiendrai jamais avec Lothaire aucun plaid qui, de ma volonté, puisse être dommageable à mon frère Charles. »

Le serment en langue tudesque :
« In Godes minna ind in thes christianes folches ind unser bedhero gealtnissi, fon thesemo dage frammordes, so fram so mir Got geuuizci indi mahd furgibit, so haldih tesan minan bruodher, soso man mit rehtu sinan bruodher scal, in thiu, thaz er mig sosoma duo ; indi mit Ludheren in nohheiniu thing ne gegango, zhe minan uuillon imo ce scadhen uuerhen. »

Soit en français moderne :
« Pour l'amour de Dieu et pour le salut du peuple chrétien et notre salut à tous deux, à partir de ce jour dorénavant, autant que Dieu m'en donnera savoir et pouvoir, je secourrai ce mien frère, comme on doit selon l'équité secourir son frère, à condition qu'il en fasse autant pour moi, et je n'entrerai avec Lothaire en aucun arrangement qui, de ma volonté, puisse lui être dommageable. »

Les serments seront entérinés l’année suivante par le traité de Verdun qui divise l’empire en trois parties : à l’ouest la Francie occidentale attribuée à Charles, au centre une étroite bande de territoire revient à Lothaire et prend son nom : la Lotharingie (d’où vient le nom de Lorraine) ; enfin Louis le Germanique reçoit tous les territoires situés à l’est du Rhin (la Francie orientale ou Germanie).

Je prie le lecteur d’excuser cette digression qui nous a un peu éloignés de notre propos : la lecture comparée des poésies chinoises et françaises. Mais il m’a semblé intéressant de noter que les premières traces écrites du français (ou du proto français) et de l’allemand (ou du proto allemand).
se trouvaient sur le même texte. J'ai pu également relever quelques étymologies et remarques linguistiques et ethnologiques.

Je reviendrai à notre sujet dans un prochain article avec le second texte complet de la langue française qui est la Séquence de sainte Eulalie considérée comme le premier texte de la littérature française.
Jean-Louis

1 commentaire:

Françoise a dit…

Très intéressant. Ce n'est pas inutile de revoir tout cela et cela ouvre des perspectives de comparaison entre nos deux langues.
Je sais que ce blog est lu par des étudiants chinois, ce serait bien d'avoir leur opinion même s'ils ne sont pas très à l'aise pour s'exprimer par écrit en français.
A suivre...