dimanche 9 novembre 2014

Le plus ancien poème français


Dans un article récent, je rappelai que les Serments de Strasbourg avaient été prononcés puis rédigés non pas en latin mais en langues « vulgaires » pour être compris par tous devenant ainsi les premiers textes écrits en français et en allemand.

La Séquence ou Cantilène de Sainte Eulalie qui est le plus ancien texte poétique et littéraire français qui nous soit parvenu s’inscrit dans la même symbolique. Le texte de ce poème se trouve dans un manuscrit conservé à la bibliothèque de Valenciennes après avoir appartenu et peut-être rédigé à l’Abbaye de Saint-Amant-Les-Eaux. Le manuscrit comporte des sermons de Saint Grégoire de Naziance pour le jour de la Pentecôte ainsi que des textes latins et un texte allemand le Rithmus Teutonicus. Ce n’est peut-être pas un hasard si la Séquence est associée à des textes en diverses langues et à un texte destiné à être prononcé le jour de la Pentecôte. On se souvient que, pour la tradition chrétienne, l’Esprit Saint est descendu, le jour de la Pentecôte, sur les apôtres pour leur permettre d’être compris par tous les peuples qu’ils iraient évangéliser. Selon la linguiste Renée Balibar, la Pentecôte abolit la notion de langue sacrée, dont la connaissance est réservée à une caste religieuse et érudite. Toute langue peut apporter la parole du Christ mais aussi produire des monuments littéraires.

Il est, en outre, significatif qu’Eulalie vient du grec eulalos qui signifie « celle qui parle bien ». Eulalie parle bien parce qu’elle sait repousser les tentations de ceux qui veulent la détourner du Christ. N’est-il pas remarquable que la poésie française soit née sous le patronage d’une Sainte qui parle bien ?

La Séquence a été composée vers 880 peu après la découverte des reliques de la Sainte à Barcelone. La Cantilène est un hymne religieux destiné à être chantée dont la musique s’est perdue. Elle raconte comment, au cours de la persécution des Chrétiens ordonnée dans tout l’empire romain par Dioclétien, une jeune fille de treize ans appartenant à une riche famille de Mérida refusa de renier sa foi. C’était aller au-devant du martyre qu’Eulalie subit avec un courage exemplaire. Au moment où Eulalie expira, on vit une colombe blanche sortir de la bouche de celle-ci et s’élever vers le ciel. C’est par cette image, suivie d’une prière, que s’achève le texte de la Séquence. Sainte Eulalie est la patronne de Barcelone.


Voici le texte de la Séquence en proto français suivie de sa translation en français moderne. Il est difficile de comprendre le texte sans la translation. Pourtant lorsque l’on s’aide de celle-ci on reconnait la plupart des mots.

Texte en roman
Buona pulcella fut Eulalia.
Bel avret corps bellezour anima.
Voldrent la veintre li Deo inimi.
Voldrent la faire diaule servir.
Elle nont eskoltet les mals conselliers.
Qu’elle Deo raneiet qui maent sus en ciel.
Ne por or ned argent ne paramenz.
Por manatce regiel ne preiement.
Niule cose non la pouret omque pleier.
La polle sempre non amast lo Deo menestier.
E por[ ]o fut presente de Maximiien.
Chi rex eret a cels dis soure pagiens.
Il[ ]li enortet dont lei nonque chielt.
Qued elle fuiet lo nom christiien.
Ellent adunet lo suon element
Melz sostendreiet les empedementz.
Quelle perdesse sa virginitet.
Por[ ]os suret morte a grand honestet.
Enz en l fou la getterent com arde tost.
Elle colpes non avret por o no s coist.
A[ ]czo nos uoldret concreidre li rex pagiens.
Ad une spede li roueret tolir lo chief.
La domnizelle celle kose n[on] contredist.
Volt lo seule lazsier si ruouet Krist.
In figure de colomb volat a ciel.
Tuit oram que por[ ]nos degnet preier.
Qued avuisset de nos Christus mercit
Post la mort et a lui nos laist uenir.
Par souue clementia.


Translation en français moderne
Bonne pucelle fut Eulalie.
Beau avait le corps, belle l'âme.
Voulurent la vaincre les ennemis de Dieu,
Voulurent la faire diable servir.
Elle, n'écoute pas les mauvais conseillers :
« Qu'elle renie Dieu qui demeure au ciel ! »
Ni pour or, ni argent ni parure,
Pour menace royale ni prière :
Nulle chose ne la put jamais plier
À ce la fille toujours n'aimât le ministère de Dieu.
Et pour cela fut présentée à Maximien,
Qui était en ces jours roi sur les païens.
Il l'exhorte, ce dont ne lui chaut,
À ce qu'elle fuie le nom de chrétien.
Qu'elle réunit son élément [sa force],
Mieux soutiendrait les chaînes
Qu'elle perdît sa virginité.
Pour cela fut morte en grande honnêteté.
En le feu la jetèrent, pour que brûle tôt :
Elle, coulpe n'avait : pour cela ne cuit pas.
Mais cela ne voulut pas croire le roi païen.
Avec une épée il ordonna lui ôter le chef :
La demoiselle cette chose ne contredit pas,
Veut le siècle laisser, si l'ordonne Christ.
En figure de colombe, vole au ciel.
Tous implorons que pour nous daigne prier,
Qu'ait de nous Christ merci
Après la mort, et qu'à lui nous laisse venir,
Par sa clémence.


A suivre,
Jean-Louis

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