lundi 21 avril 2014

"Connaître un texte par cœur, c’est l’avoir dans son cœur" : une approche holiste des textes


Jeudi dernier, lors de la conférence d’Anne Cheng, un auditeur a évoqué l’approche holiste (ou holistique, je crois qu’on dit les deux) de la pensée chinoise. Cette approche consiste à ne pas considérer un élément séparément mais à l’étudier dans ses relations avec la totalité à laquelle il appartient. L’exemple de la médecine chinoise est bien connu. Si une partie du corps est malade c’est  le signe d’un dérèglement plus général et l’on soignera la partie malade dans ses relations avec la totalité du corps.
Dans son Histoire de la pensée chinoise, Anne Cheng nous montre que cette vision holiste concerne aussi l’approche chinoise des textes considérés dans leur rapport avec le lecteur. Un texte ne concerne pas le seul intellect, il s’adresse à la personne entière. Comment cela ? Je vais laisser le soin à Anne Cheng de l’expliquer.

Il m’a paru intéressant de mettre la citation d’Anne Cheng en relation avec une excellente préface à une anthologie de poèmes français. Dans cette préface, Hélène Fieschi invite, comme dans la tradition chinoise, à mémoriser les textes (ici des poèmes), à les assimiler, à les fréquenter pour s’en faire des amis. Ce texte est un peu long pour un message du blog. Mais j’ai préféré le citer dans son intégralité car il me semble qu’on lit beaucoup mieux les poèmes après l’avoir découvert.
Jean-Louis

Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise
La tradition chinoise aborde les textes davantage avec la « volonté d’approfondir un sens plutôt que de clarifier un concept ou un objet de pensée. Approfondir, c'est-à-dire laisser descendre toujours plus profond en soi, dans son existence, le sens d’une leçon (tirée de la fréquentation assidue des Classiques), d’un enseignement (prodigué par un maître), d’une expérience (du vécu personnel). C’est ainsi que sont utilisés les textes dans l’éducation chinoise : objets d’une pratique plus que d’une simple lecture, ils sont d’abord mémorisés, puis sans cesse approfondis par la fréquentation des commentaires, la discussion, la réflexion, la méditation. Témoignage de la parole vivante des maîtres, ils ne s’adressent pas au seul intellect, mais à la personne tout entière ; ils servent moins à ratiociner qu’ils ne sont à fréquenter, à pratiquer, et finalement à vivre. »

Hélène Fieschi, Préface à l’anthologie Poèmes à apprendre par coeur
« Par cœur …quelle belle expression pour dire ce travail de mémorisation…Connaître un texte par cœur, c’est en avoir pesé chaque mot, s’être interrogé sur chaque pause, chaque signe de ponctuation, chaque construction syntaxique. S’être mis à la place de l’écrivain qui compose et cherche l’expression la plus juste, la plus belle. C’est un peu réécrire le texte, se l’approprier, le digérer pour le faire sien, afin que de lui aucun secret ne nous échappe, qu’il coule de nous comme une conversation « naturelle », comme une évidence.

Pour apprendre, rien de tel que la répétition à l’infini, le martèlement …mais il arrive toujours qu’un passage soit immédiatement su, alors qu’un autre nous résiste, jusqu’à la fin parfois. Et alors qu’on croyait le texte appris, enfin, on achoppe encore sur un mot, une tournure où réside le mystère de l’expression, de l’œuvre d’art. Car il est bon que l’œuvre ne nous appartienne pas totalement, qu’elle nous reste toujours un peu étrangère, pour qu’elle continue à exercer sur nous une fascination intacte.
Connaître un texte par cœur, c’est l’avoir dans son cœur, dans sa tête…de sorte que, parfois, alors qu’on s’y attend le moins, il ressurgisse de notre mémoire une bribe de vers, une strophe qu’on croyait oubliées, mais qui étaient là, dormant, en nous, et que la vie a rappelées…
Mais attention ! Un poème appris ne l’est jamais définitivement, il faut le réapprendre, à l’infini, remettre l’ouvrage sur le métier, c’est une leçon d’humilité que cette mémoire nous impose, par sa possible défaillance.

Et pourquoi apprendre par cœur ? Pour avoir en soi, avec soi, des morceaux de musique qui chante à notre oreille, des morceaux précieux, travaillés, ciselés, par de grands artistes, des hommes qui ont passé des heures à peser des sons, des rythmes et des sens pour offrir aux lecteurs ces « perles de la pensée ». Pour qu’un jour, elles jaillissent en vous, (re) nées du hasard ou de la rencontre signifiante avec un moment qui vous appartient et qui, désormais, résonnera à jamais de façon autre …quand votre singulier rencontre l’universel du poème…

Apprendre par cœur, c’est aussi l’antichambre d’une autre histoire, d’une expérience qui se révèle féconde : la récitation, autrement dit la « mise en voix » du texte, le moment où, après l’avoir si parfaitement intériorisé, il va falloir l’expulser pour le communiquer aux autres, à un auditoire. C’est là que la poésie prend tout son sens, quand elle est prononcée, murmurée, ou criée, quand elle devient théâtre, chanson ou confidence, quand elle se parle et s’échange, quand l’inflexion d’une voix timide ou habitée redonne vie à des mots qu’on croyait morts à jamais et qui retrouvent soudain leur capacité originelle à nous émouvoir.

Apprendre des poèmes, c’est donc s’ouvrir aux autres et en apprendre sur soi, c’est aussi s’approprier un patrimoine culturel et littéraire, des poèmes que vos parents et même vos grands parents ont peut-être appris eux aussi ; mais il se peut aussi que vous soyez leur initiateur en les leur récitant, pourquoi pas ?

En tout état de cause, nous vous souhaitons à l’orée de cette lecture beaucoup de plaisir, un plaisir immédiat – celui que donne l’épreuve surmontée du texte résistant à la mémorisation – et surtout un plaisir différé, mystérieux, incommensurable : que ces mots germent en vous, vous irriguent et vous accompagnent tout au long de votre vie … »

2 commentaires:

Anonyme a dit…

T'as bien fait d'aller à la bibliothèque : ce rapprochement est très intéressant et le texte d'Anne Cheng permet de penser autrement l'intérêt des "Classiques".

Françoise a dit…

Je n'étais pas connectée avec le bon compte pour le précédent commentaire. Désolée.