jeudi 28 août 2014

Pauvre Gaspard, pauvre Verlaine... "premier rossignol de la France"

L’effacement de l’ego, la vacuité du cœur permet à l’artiste chinois d’incorporer l’objet qu’il souhaite peindre ou décrire. Dans son cœur devenu vacant après une longue période de méditation, de contemplation, de jeûne du cœur va s’installer le paysage ou le bambou objet de de la poésie ou de la peinture. On connait le célèbre poème de Su Shi (cité et traduit par François Cheng D’où jaillit le chant) :

Lorsque Yuke peignait un bambou,
Il voyait le bambou et ne se voyait plus.
C’est peu de dire qu’il ne se voyait plus :
Comme possédé, il délaissait son propre corps
Celui-ci se transformait, devenait bambou
Faisant jaillir sans de nouvelles fraicheurs.
Zhuangzi hélas n’est plus de ce monde !
Qui conçoit encore un tel esprit concentré ?

Shitao, Prunus en fleur et bambou

Verlaine a connu aussi cette fusion avec le monde :

Fondons nos âmes, nos cœurs
Et nos sens extasiés,
Parmi les vagues langueurs
Des pins et des arbousiers.

Laissons-nous persuader
Au souffle berceur et doux
Qui vient à tes pieds rider
Les ondes de gazon roux.
Fêtes Galantes, En sourdine.

Mais alors que l’extinction de l’ego, la vacuité du cœur, la fusion avec le monde est considéré comme un idéal par le Sage, par l’artiste chinois Verlaine vit ces états dans l’inquiétude.
« Son moi impersonnel lui fait connaître d’étranges extases » mais une partie de lui-même refuse de céder entièrement au « mystère inquiétant de l’indétermination sensible »

Quoi donc se sent ?
On sent donc quoi ?
Des gares tonnent
Les yeux s’étonnent :
Où Charleroi ?
Romances sans paroles, Paysages belges, Charleroi

« La tentative verlainienne s’achève dans ces sursauts d’homme frôlé par l’invisible, dans cette interrogation nerveuse qui diffère assez peu d’un cauchemar ».
Verlaine va renoncer et chercher à se rattacher au consensus religieux, culturel et social de son milieu. Il se converti au catholicisme et sur le plan littéraire « ce qu’on nomme la conversion de Sagesse…n’est guère qu’un essai pour ce ressaisir et pour ressaisir les choses selon les habitudes du sens commun. »

L’essai de Jean-Pierre Richard a eu une grande influence sur la critique verlainienne. Et, même si l’on ne partage pas entièrement ses points de vue, il invite à lire Verlaine avec un nouveau regard.

Pour ma part j’en tire trois conclusions :
- Toutes les cultures ont essayé les différents chemins de l’expérience humaine. Ce qui les différencie ce sont les voies qu’elles ont privilégiées.
- Il n'est pas aisé d'aller à l'encontre du consensus culturel et social de son milieu. Et la désespérance de Verlaine, si bien chantée par Brassens, s'explique peut-être par cela.
- L’étude de la culture chinoise n’est pas un luxe gratuit. Elle permet de mieux comprendre certains aspects, certaines tentatives faites dans notre propre culture. Ainsi il me semble que l’affirmation de Mallarmé définissant ainsi la poétique de Verlaine : « Nommer un objet, c’est supprimer les trois-quarts de la jouissance du poème qui est faite de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve » se comprend mieux si on la rapproche de la préoccupation de Wang Bi : "Dès qu’il y a nom (c'est-à-dire dès qu’il y a langage) il y a délimitation ; dès qu’il y a forme (c'est-à-dire dès qu’il y a peinture) il y a finitude."

Mallarmé, l’ami de Verlaine, comme lui fasciné par la blancheur et le rien, lui consacra un « Tombeau » :

Qui cherche, parcourant le solitaire bond
Tantôt extérieur de notre vagabond-
Verlaine ? Il est caché parmi l’herbe, Verlaine

A ne surprendre que naïvement d’accord
La lèvre sans y boire ou tarir son haleine
Un peu profond ruisseau calomnié la mort.

Jean-Louis











PS Enfin je signale, pour les amateurs d'archives, une vidéo que je n'ai pas pu intégrer : Georges Moustaki interpréte Pauvre Gaspard avec une choriste : Catherine Leforestier. Vous pourrez la voir en suivant le lien :

https://www.youtube.com/watch?v=9xiQZ6u1-_M

2 commentaires:

Françoise a dit…

Merci pour toutes ces explications et ces mises en perspectives. En complément, voici l'adresse d'une page web qui me semble bien dans la ligne de ta conférence sur la peinture chinoise : http://www.zen-evasion.com/Copie%20de%20Peinture%20chinoise%20&%20Occident.htm
J'aimerais bien savoir si ces rapprochements intéressent nos amis chinois.

Jean-Louis a dit…

Françoise, je suis allé voir le site que tu recommandes. Je l’ai consulté avec enthousiasme. Il m’a rappelé les recherches faites pour ma conférence. Je l’ai trouvé extrêmement bien fait tant sur le fond que sur le plan technique.
Sur le fond, c’est une mine d’informations sur la peinture chinoise et occidentale puisque objet est de montrer la résonnance de la peinture chinoise sur la peinture occidentale. Sur le plan technique, il contient de nombreux liens qui renvoient aux tableaux commentés. Je ne saurais trop conseiller à tous ceux qui s’intéressent à la peinture et d’une manière plus générale à la culture chinoise d’aller le consulter. C’est pour moi un modèle de ce que l’on peut faire avec internet. Je me demande même s’il ne faudrait pas lui donner une plus large publicité qu’un commentaire de notre blog qui reste assez confidentiel. Je pense, par exemple, à une signalisation via la liste de diffusion de Chinafi-activités. Je t’en laisse juge.

Par ailleurs, tu parles de nos amis chinois. Je ne sais pas s’ils lisent ce blog mais j’ai ajouté à leur intention une vidéo où l’on voit une jeune Française et un jeune Chinois dans une tentative sympathique pour faire connaître et expliquer le poème « Il pleure dans mon cœur », bien représentatif du lyrisme impersonnel de Verlaine. Je serais d’ailleurs curieux de savoir comment nos amis chinois apprécient la poésie française, par exemple ce poème de Verlaine.
Jean-Louis