lundi 25 août 2014

Fadeur de Verlaine ...suite

Ni Zan, Studio du champignon pourpre. Notez le vide de la cabane, le peintre est parti. Reste l'observation en tant que telle coupée de tout sujet humain.


Mettre en relation la fadeur chez Verlaine et la notion de fadeur (dan) chinoise est une entreprise hasardeuse dans laquelle je vais m’avancer avec prudence. Elle a surtout comme prétexte et comme excuse de citer des poètes chinois et français.

En lisant l’essai de JP Richard, il m’a semblé que l’expérience de Verlaine croise celle des artistes chinois. Mais faute de reposer sur une assise culturelle (notamment religieuse) et sociale cette aventure qui suppose, dans une certaine mesure l’effacement du moi, fait peur à Verlaine qui recule et l’abandonne pour se réfugier dans le consensus culturel de son milieu.

En face des choses l’être verlainien …demeure immobile et tranquille, content de cultiver en lui les vertus de porosité qui lui permettront de mieux se laisser pénétrer par elles quand elles auront à se manifester à lui :

Fondons nos âmes, nos cœurs
Et nos sens extasiés,
Parmi les vagues langueurs
Des pins et des arbousiers.

Ferme tes yeux à demi,
Croise tes bras sur ton sein,
Et de ton cœur endormi
Chasse à jamais tout dessin …
Fêtes Galantes, En sourdine.

L’œuvre verlainienne illustrerait assez bien un certain quiétisme du sentir : volonté de ne pas provoquer l’extérieur, art de faire en soi le vide.

Cette attitude rappelle, me semble t-il, celle des artistes chinois qui pratiquent le « jeûne du cœur » (Zhuangzi), la vacuité du cœur pour être réceptif aux souffles qui animent l’univers.

Comme les peintres et les poètes chinois, Verlaine préfère les odeurs évanescentes :

L’odeur des roses, faible, grâce
Au vent léger d’été qui passe,
Fêtes Galantes, Cythère

Les roses comme avant palpitent, comme avant,
Les grands lys orgueilleux se balancent au vent.
Chaque alouette qui va et vient m’est connue.

Même j’ai retrouvé debout la Velléda
Dont le plâtre s’écaille au bout de l’avenue,
-Grêle, parmi l’odeur fade du réséda.
Poèmes Saturniens, Après trois ans

Les paysages à demi-fantomatiques, noyés d’irréalité par la montée des brumes et des crépuscules :

La lune est rouge au brumeux horizon ;
Dans un brouillard qui danse la prairie
S’endort fumeuse, et la grenouille crie
Par les joncs verts où circule un frisson ;
Poèmes Saturniens, l’heure du berger

Les sons déjà tout pénétrés de silence

Un air bien vieux, bien faible et bien charmant
Rôde discret, épeuré quasiment …
Qui va tantôt mourir vers la fenêtre
Ouverte sur le petit jardin.
Romances sans paroles, Ariettes oubliées

Jacques Dars signale que les poètes chinois affectionnaient particulièrement les vers interrompus dont l’idée se prolonge à l’infini quand la parole s’arrête.

Dans le même ordre d’idée un poème de Su Dongpo :

Dian a laissé mourir le son de sa cithare
Zhao s’abstient de jouer du luth :
Il y a dans tout cela une mélodie
Qu’on peut chanter, qu’on peut danser »
Su Dongpo, Chants en l’honneur des dix-huit Ahrats .

Ou encore :
Le son se prolonge – tous les mouvements cessent ;
La mélodie s’achève : la nuit d’automne s’approfondit.
Bo Juyi, Le luth à cinq cordes.


Comme le dit Françoise dans son commentaire au premier article : fadeur, vide, extinction de l’égo participent d’une même démarche.

La langueur est …le passage du moi personnel à un moi impersonnel. Le moi devient le lieu où il se passe des choses :

Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville …
Romances sans paroles, Ariettes oubliées III


A travers la langueur s’opère en somme la destruction de toutes les caractéristiques individuelles, et l’émergence à un mode nouveau de sensibilité où chaque événement ne soit plus rapporté à aucune expérience particulière, mais revécu anonymement, dans l’impersonnalité d’un pur sentir. …Les états de conscience sont vécus hors du poète, loin de lui, dans une objectivité trouble, sur le mode du cela :

C’est l’extase amoureuse,
C’est la fatigue amoureuse,
C’est tous les frissons des bois,
C’est vers les ramures grises
Le cœur des petites voix …
Romances sans paroles, Ariettes oubliées


Il est remarquable de constater que ces commentaires de Jean-Pierre Richard concernant Verlaine sont très proches de ceux de Nicolas Zufferey à propos d’un poème de Wang Wei (701 ? – 761) intitulé L’Enclos au cerfs

空山不見人,
但聞人語響。
返景入深林,
復照青苔上。

Montagne vide – personne en vue
On n’entend que des bruits de voix
Un reflet de lumière dans la forêt profonde
Brille une dernière fois sur la mousse verte.

Ce poème illustre probablement des thèmes chers au bouddhisme, par exemple le refus du « je » ou de la conscience individuelle. Qui est le narrateur ? qui est le témoin du spectacle ? Le poème ne le dit pas …seule reste l’observation en tant que telle, coupée en quelque sorte de tout sujet humain : personne ne voit, personne n’entend, ne demeurent que les sensations elles-mêmes…Le poète perd son moi, s’absente du paysage…Nicolas Zufferey, Introduction à la pensée chinoise.



Mais Verlaine n’est ni bouddhiste ni taoïste. Ce vide, cette extinction de l’égo va lui faire peur, il va reculer. C’est ce déchirement, ce drame que nous verrons dans un prochain article.
A suivre…
Jean-Louis

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