Il y a quelques temps,
Jean Louis a évoqué le péril jaune dans un de ses commentaires. Voici quelques
données sur la façon dont cette représentation est née en France et sur les
effets immédiats qu’elle a produits.
Comme une réplique du
discours colonial présentant les peuples colonisés comme des races inférieures
auxquelles il convenait d’apporter la civilisation, une abondante littérature
ouvertement raciste à prétention scientifique ou destinée à un large public vit
le jour à la fin du XIXème siècle.
La France juive
d’Edouard Drumont, publiée en 1886 réunit ces deux caractéristiques. Diffusé à
plus de 80 000 exemplaires et réédité à maintes reprises, cet ouvrage
rassemble tous les préjugés traditionnels dont furent victimes les juifs et est
considéré par les spécialistes comme le point de départ de l’antisémitisme moderne
en France.
Les asiatiques ne
furent pas oubliés. Fréquemment dépeints comme fourbes, féroces et d’une grande
cruauté, ils ne pouvaient provoquer que le plus grand dégout. Ainsi, Paul
Giffard s’offusquait de « l’infecte odeur caractéristique du Chinois
et de la Chinoise », et Jules Leclercq ne voyait à Shanghai qu’un
« immonde grouillement chinois […] une cité moyenâgeuse où six cent mille jaunes grouillent dans la saleté la plus
abjecte ».
Pour autant, ce que
redoutaient le plus ces auteurs, c’était la propension des chinois, embrigadés
par les japonais à se répandre et à vouloir détruire la civilisation
occidentale, ce que leur permettait leur masse innombrable. Aussi certains
auteurs se mirent-ils en charge de mettre en garde contre la terrible menace
que représentaient à leurs yeux les peuples d’Asie.
En 1900, Iwan Gilkin
signait un poème dramatique intitulé Jonas dans lequel il mettait en garde ses
lecteurs : «En Orient, nos machines dociles obéissent au bras de l’ouvrier
lointain qui se vêt d’un pagne et se nourrit d’une poignée de riz. Travail
pacifique, croient les imbéciles ? Assassinat de la race noble !
Chaque ouvrier de la Chine ou de l’Inde enfonce un invisible couteau dans la
gorge d’un ouvrier d’Europe. Le couteau est invisible, mais il tue »
s’empresse d’ajouter l’auteur au cas où l’avertissement ne serait pas suffisamment
clair et d’exhorter l’Europe. « Vide l’Asie de ses habitants comme on
retourne un seau plein d’eau. Nettoie-la de ses derniers hommes, comme on après
le repas on lave la vaisselle » clamait-t-il.
Si la diffusion du
poème de Gilkin resta confidentielle, « L’invasion jaune » roman
fleuve du Capitaine Danrit (anagramme du Lieutenant-Colonel Driant, gendre du
Général Boulanger) édité en 1909 et réédités jusqu’en 1926 connut un grand
succès. Danrit révèle le vaste complot ourdi par les japonais qui, avec la
masse chinoise embrigadée, veulent détruire la civilisation blanche. L’Amérique
naïve a signé un contrat et doit livrer au « Dragon dévorant » cinq
millions de fusils. Les jaunes ont décidé de faire périr tous les blancs. Ils y
parviennent presque, et ce ne sont ni les russes, ni les fourbes anglais, ni
les français avachis qui leur résisteront. L’espoir réside dans l’Allemagne de
Guillaume II, et dans une fière américaine, fille d’un milliardaire de San
Fransisco et fiancée à un jeune français nationaliste.
L’auteur marqua toute
une génération de français. Il savait habilement user de tout ce qui peut ravir
un grand public avide d’histoires d’amour et de descriptions de tortures
raffinées, les Blancs s’aimant, les Jaunes les étripant.
Les images d’Attila et
de Gengis Khan furent abondamment convoquées et plusieurs auteurs, tels le
Marquis de Nadaillac, Féli-Brugière, Louis Gastine ou Pierre Giffar rappellaient
à leurs lecteurs la terreur provoquée par ces envahisseurs et n’hésitaient pas
à multiplier les descriptions des scènes de torture les plus horrifiantes.
La révolte des boxeurs
en 1900, dont la violence fut exagérée par cette littérature à sensation,
renforça les stéréotypes qui montraient la Chine sous un jour barbare. Même si
la répression qui s’ensuivit fut autrement plus sauvage avec son cortège de
villages incendiés, de massacres, de viols et de pillages, que les exactions
commises contre les missionnaires, les chinois chrétiens et les attaques des légations
étrangères à Pékin, la terreur qu’elle inspira alimenta le racisme des
Occidentaux, et la hantise du « péril jaune ».
C’est ainsi qu’en 1912, Fu Manchou (traduction anglaise de Mandchou),
mystérieux docteur d’origine asiatique naquit sous la plume de Sax Rohmer, de
son vrai nom Arthur Henry Sarsfield Ward. Grand Maître de la secte du Si Fan,
ce sinistre personnage nourrissait les plus noirs desseins à l’égard de
l’Occident puisqu’avec ses amis jaunes il ne visait pas moins que la
destruction de la civilisation occidentale. Les obsessions de Sarsfield Ward se
répandirent dans 13 romans et 4 nouvelles et inspirèrent plus tard cinéastes et
auteurs de bandes dessinées.
Certains livres, tel
l’ouvrage de Fèvre et Hauser (programme de 1905) utilisé dans les écoles
normales primaires ou celui de Gaston Doder intitulé Europe et Asie destiné à
l’enseignement secondaire des jeunes filles, reprennent à leur compte de façon
plus policée les préjugés concernant les chinois et les craintes qu’ils
inspirent.
Ces représentations et
les appels à la vigilance qui les accompagnaient ont imprégné l’imaginaire
collectif et ont contribué à alimenter une xénophobie latente qui s’exprimera
de multiples manières et provoquera bien des crispations. La venue en France de
plusieurs dizaines de milliers d’indochinois et de chinois pendant la première
guerre mondiale en fournit l’occasion.
Ainsi au printemps 1917,
une rumeur selon laquelle les tirailleurs annamites tiraient à la mitrailleuse
sur les ouvrières parisiennes en grève lorsqu’elles manifestaient dans la rue,
a parcouru certains régiments. Dès le 20 mai, elle circulait au sein du 129ème
régiment d’infanterie, puis a rapidement gagné d’autres unités. Or, le 4 juin
1917, près de la Porte de Saint Ouen à Paris, un incident mineur a vite dégénéré. Un
annamite voulant acheter du tabac a été pris à partie par un civil français qui s’est vite répandu en insultes xénophobes.
Après une petite bousculade, l’Annamite revint avec quelques un de ses
camarades et une altercation les opposa au client ainsi qu’à quelques civils et
militaires français. Rentrés au bastion où ils tenaient garnison à la suite de
l’intervention de deux policiers, ils ressortirent plus nombreux et, armés de
leur fusil baïonnette au canon,
chargèrent ceux à qui ils s’étaient opposés. Il s’agissait en effet de tirailleurs chargés d’assurer la garde des
usines de guerre parisiennes. La police les fit rentrer dans le bastion, bientôt assiégé par une foule de plusieurs
centaines de personnes qui tenta de le prendre d’assaut. Des coups de feu tirés
par des annamites tuèrent une jeune femme et blessèrent sept personnes. Le
calme revint après l’arrivée de policiers, de gendarmes et de militaires en
nombre suffisant.
Ainsi les annamites
tiraient bien sur les femmes, ou plutôt sur « nos » femmes pour
reprendre le vocable utilisé par certains protagonistes. L’affirmation de ce
lien familial réel ou imaginé exprimait certes la colère et l’indignation, mais
aussi le besoin de susciter l’adhésion et de bien marquer l’altérité des
agresseurs.
Les craintes étaient donc justifiées et la colère légitime. Ses effets
n’ont pas tardé à se manifester. Des automobilistes et des travailleurs
annamites ont été l’objet d’insultes et de coups dans les cantonnements et sur
les voies de chemin de fer déplore une note de l’Etat-Major, datée de juillet
1917, destinée sans doute à être diffusée largement pour tenter d’y mettre un
terme.
Cette rumeur affecta
également certaines usines de guerre comme à Toulouse où travaillaient
plusieurs milliers annamites.
Il s’agissait des
annamites mais il régnait alors parmi les contemporains une grande confusion
entre annamites (d’ailleurs ils ne l’étaient pas tous puisqu’ils pouvaient
aussi bien être tonkinois, cochinchinois ou cambodgiens) et chinois comme en
témoignent notamment de articles de la presse de l’immédiat après-guerre. Cette
confusion traversa même certains services de l’administration. Elle perdura
puisqu’on peut lire sur la carte IGN (R 18) de la région Provence-Alpes-Côte
d’Azur un site intitulé « Le camp chinois » situé à quelques
kilomètres au nord-est d’Aix en Provence, que nous avons d’ailleurs traversé au
cours d’une sortie Chinafi. Ce camp n’a abrité aucun Chinois mais des
travailleurs indochinois réquisitionnés en 1939 et envoyés après la débâcle de
juin 1940 dans cette zone forestière pour produire du charbon de bois afin de
fournir du carburant aux véhicules équipés de moteur gazogène.
Comme l’atteste une
lettre du Préfet de la Nièvre datée du 9 juillet 1917 adressée au Ministre de
l’Intérieur, cette rumeur affecta également les travailleurs chinois. Le
Général commandant la 8ème région militaire craignant un
débarquement ennemi par engins aériens autour des usines de guerre et ne
disposant pas d’effectif suffisant pour assurer leur garde fit, en mars 1916,
distribuer des fusils aux industriels. Cette mesure passa inaperçue jusqu’à ce
que les ouvriers des aciéries d’Imphy eurent connaissance début juillet 1917 de
l’affectation dans leur usine de travailleurs chinois dont le nombre
correspondait approximativement au nombre de fusils entreposés. Cette nouvelle
provoqua de l’agitation dans les ateliers
d’autant que se déroulaient à ce moment des négociations salariales. Les
ouvriers ne manquèrent pas de faire le rapprochement entre leur démarche
revendicative, l’arrivée des chinois, les fusils et « la répression
féroce des ouvrières en grève perpétrée
par les annamites ».
Ainsi cette rumeur
avait largement circulé et englobait dans les mêmes ressentiments et les mêmes
peurs les annamites et les chinois.Yves
6 commentaires:
Merci Yves pour cet article. Comme ta conférence, il est extrêmement bien documenté. Il est sobre. Mais cette sobriété même est terrible.
Bien sûr on écrirait plus maintenant des phrases comme celles citées. Mais cela ne signifie pas que la haine raciale ait disparue. Le discours a revêtu une forme plus « moderne », plus insidieuse mais d'autant plus dangereuse.
Jean-Louis
J'ai pris le temps de lire ton article car il est très interessant, j'ai ri quand tu as fait allusion au "camp chinois", ça m'a rappelé de fameux souvenirs!!!
Ton article m'a aussi fait penser aux informations à sensations telles que les chinois qui mangent du chien ou encore les chinoises qui se font opérer pour paraître + grandes.
C'est de l'ordre du marginal et pourtant c'est ce qui reste dans l'esprit de nos interlocuteurs.
Merci Yves pour ton article.
Très bon article et bien utile pour ne pas oublier l'histoire et les ravages de l'ignorance et de la peur de l'autre.
A l'auteur de ce torchon : pourquoi une telle haine contre la France ?
D apres vous, le racisme ne peut venir que de l'homme blanc colonisateur et bien entendu exterminateur...Voici une lecture de l'Histoire totalement binaire, occultant toute sa complexité!
A l'auteur de ce dernier commentaire : je ne pense pas que vous souhaitiez ouvrir un débat en commençant par une insulte. Il est en revanche fort incorrect de ne pas signer son propos.
Le commentaire de l'auteur anonyme ne fait, à mon sens, que renforcer la validité et l'actualité de l'article d'Yves.
Jean-Louis
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