dimanche 1 décembre 2013
Confucius et les Papous ou les jeux et les rites
Les Papous de Nouvelle Guinée avaient-ils la même conception des rites que Confucius ? Il semble que oui, au moins dans une certaine mesure.
Les rites, les rituels ont fait l’objet de nombreuses études de spécialistes venant de domaines aussi divers que la sinologie, la psychologie (ou la psychiatrie) ou encore l’ethnologie. Quelles fonctions remplissent les rites qui les rendent si importants ? Ces fonctions sont-elles décrites de la même manière par les différents spécialistes que je viens d’évoquer ? Trouve-t-on, en tout cas, des points communs dans ces approches diverses qui expliquent le rôle central qu’ils tiennent dans les relations humaines ?
Béatrice L’Haridon, dans sa conférence sur Confucius, a signalé le rôle des rites pour canaliser la violence, leur fonction de régulation et de maintien d’un équilibre entre les humains. On en trouve un exemple dans les règles de politesse et de bienséance sur lesquelles insiste Confucius : « Les grands sages …ont formulé des règles de bienséance …pour aider (les hommes) à se distinguer des animaux par l’observation des rites ». (Liji, traité des Rites). Harmonie et élégance dans les relations humaines, beauté des cérémonies confèrent aux rites une dimension esthétique qui a conduit Confucius à associer les rites et la musique.
Approfondissant le rôle des rites, Anne Cheng, dans son Histoire de la pensée chinoise, précise que le rite « est ce qui fait l’humanité d’un groupe humain et de chaque homme dans ce groupe ». En effet, le constat des scientifiques contemporains est que la nature humaine n’existe pas. Notre « humanité » n’est pas un donné, elle se construit à travers notre éducation, notre socialisation, l’apprentissage des rites (Voir P. Picq, M. Serres, J.D Vincent, Qu’est ce que l’humain ? Editions Le Pommier, 2003, notamment p ; 9, voir aussi les travaux de Jean Itard sur Victor de l’Aveyron qui a inspiré L’enfant sauvage , le beau film de François Truffaut.) « Les sentiments les plus instinctifs (attirance, répulsion, souffrance, etc) ne deviennent proprement humains que lorsque les hommes leur donnent un certain sens, autrement dit les ritualisent ». C’est ce qu’ont observé les psychologues de l’enfance : « pour un petit enfant, un acte prend sens à partir du moment où il est ritualisé. »
Et les Papous dans tout ça, me direz-vous ? J’y viens.
Bien sûr, le contenu des rites observés par Confucius était certainement différent de celui des indigènes de Nouvelle Guinée, pourtant il est intéressant de constater que ceux-ci ont abordé le jeu du football, lorsqu'ils l'ont découvert, avec un esprit rituel qui n'est pas sans rappeler celui qui vient d'être décrit (canalisation de la violence, maintien d'un équilibre entre les membres du groupe).
Dans un entretien accordé à Jean José Marchand en juillet 1972, Claude Lévi-Strauss établit un parallèle entre les jeux et les rites. Les jeux et les rites ont ceci en commun qu’ils obéissent à des règles, à des codes que les participants doivent suivre scrupuleusement. En revanche, ils fonctionnent à l’inverse l’un de l’autre. Le jeu part d’un certain état d’équilibre. Les joueurs, au départ, sont supposés être à égalité et le jeu consistera à déterminer entre eux une inégalité, un déséquilibre de manière à ce qu’il y ait à l’arrivée un gagnant et un perdant. Ainsi, dans un jeu comme le football, on a même prévu des prolongations pour qu’un vainqueur puisse se dégager si ce n’est pas le cas au terme du temps réglementaire. Tandis que dans le rite c’est exactement le contraire. Il s'agit non pas de créer une inégalité, qui est d'une façon ou de l'autre un désordre, mais de créer, de rétablir, de maintenir un ordre, un équilibre dans les relations entre les participants. En ce sens, un rite se déroule comme un jeu mais dans l'autre sens. Pour illustrer son propos, Lévi-Strauss cite l’exemple de la modification des règles du football apportée par les tribus de l’intérieur de la Nouvelle Guinée. Ces population sont restées à l’écart de la civilisation occidentale jusqu’au milieu du XX° siècle. Lorsque les missionnaires sont entrés en contact avec elles, ils leur ont appris des jeux comme le football. Il a été très frappant de constater que les Papous se mettaient à jouer au football autant de parties qu'il était nécessaire pour qu'il n'y ait ni gagnant ni perdant, que chacun ait été à son tour gagnant ou perdant un certain nombre de fois. Ici les prolongations servaient à maintenir l’équilibre, l’harmonie dans les relations entre les membres de la tribu. Le jeu avait été transformé en rite.
Jean-Louis
Voici quelques pistes de documents écrits ou audio-visuels pour ceux qui voudraient approfondir les thèmes évoqués dans cet article.
- Le site des grands entretiens de l’INA
http://grands-entretiens.ina.fr/consulter/HorsSerie/Levistrauss/
On trouvera à cette adresse plus de 5 heures d’entretien entre Claude Lévi-Strauss et Jean José Marchand. C'est un grand plaisir de découvrir la personnalité de l’ethnologue et de le voir et l'entendre exposer les grands thèmes de son œuvre d’une manière très accessible. Il me semble qu’il est toujours très éclairant de lire en parallèle les écrits des sinologues et des ethnologues lorsque leurs recherches se croisent.
- L’Histoire de la Pensée chinoise d’Anne Cheng, particulièrement les pages 73-75 où est traité l’esprit rituel chez Confucius
- La plaquette : Comment devient-on universel ? paru chez l’Harmattan où Anne Cheng montre comment les intuitions de Confucius rejoignent le constat des scientifiques modernes sur l’inexistence d’une nature humaine
- Le site « fait religieux »
http://www.fait-religieux.com/beatrice-l-u2019haridon-l-u2019economie-est-a-la-charniere-du-perfectionnement-personnel-et-des-rapports-entre-humains-
On trouvera à cette adresse un entretien où Béatrice L’Haridon évoque la dimension économique dans la pensée de Confucius et où elle aborde également la question de l’esprit rituel.
- Le film L’enfant sauvage de François Truffaut et le livre éponyme de TC Boyle.
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3 commentaires:
Quelle surprise! Merci!Je ne savais pas que tu avais repris le club des fans de Béatrice.
Tout à fait d'accord avec ton article, il n'est que de voir jouer des enfants pour constater comme le jeu est aussi un rituel.
Du coup, j'ai eu envie de retourner voir Yang Xiong et ses "Maîtres mots" et j'y ai trouvé ceci : "La simplicité sans ornement est une sorte de brutalité. L'ornement sans simplicité est une sorte de commerce. L'esprit rituel est présent là où simplicité et ornement se rejoignent."
Merci pour cette citation. Cela contrebalance l'image assez répandue selon laquelle les rites sont quelque chose de sclérosé et de sclérosant.
Brassens lui aussi aimait les rites comme il le chante dans "Tempête dans un bénitier" :
"Sans le latin
Plus de mystère magique
Le rite qui nous envoûte
S'avère alors anodin"
Jean-Louis
Jean-Louis
Je me suis sentie très papoue en lisant ce post : l'équilibre à trouver entre parties perdantes et gagnantes fait partie de mon quotidien avec Clément puisque je me refuse en confucéenne sclérosée à changer les règles pour lui ! Il y a de beaux textes de Léon Vandermeersch sur le rituel, "ritualisme et juridisme" par exemple.
Béatrice
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