mercredi 12 novembre 2008

La lune par Su Dongpo - (Partie II)



La comparaison des deux traductions françaises du poème de Su Dongpo, la mise en relation des poèmes de Su Dongpo et de Li Bai et l’évocation de la lune vont nous permettre d’aborder, dans cette deuxième partie, trois thèmes étroitement liés :
- l’ambiguïté du sujet dans le chinois classique
- l’effacement de la notion d’auteur
- une pensée privilégiant l’idée de cycles et de processus par rapport à celle de création


- 1°) La comparaison des deux traductions françaises du poème de Su Dongpo ou l’ambiguïté de la notion de sujet.

A deux reprises Florent Courau choisit la forme impersonnelle :
- Eclairant celui qui ne dort pas
- Oh lune ! il n’y a pas de haine entre nous

par contre le traducteur du site Labyrinthes interprète la phrase comme si le poète parlait de lui-même et était actif :
- m’illumine les nuits sans sommeil
- En retour je ne lui vouerai pas de haine

Florent souligne qu’une des grandes difficultés du chinois classique est l’identification du sujet de la phrase : « absence, ambiguïté du sujet de la phrase, dissolution du sujet dans la pénombre. On voit le mouvement, les éléments, le mouvement des éléments plus que le sujet agir. »

Nous avions déjà remarqué cette difficulté dans l’analyse du poème de Wang Wei « l’enclos aux cerfs » par Nicolas Zufferey :

« Montagne vide – personne en vue
On n’entend que des bruits de voix
Un reflet de lumière dans la forêt profonde
Brille une dernière fois sur la mousse verte »
Wang Wei, « l’enclos aux cerfs »

« Ce poème, nous dit Nicolas Zufferey, illustre probablement des thèmes chers au bouddhisme, par exemple le refus du « je » ou de la conscience individuelle. Qui est le narrateur ? Qui est le témoin du spectacle ? Le poème ne le dit pas –en chinois classique, le sujet de la phrase peut naturellement tomber – seule reste l’observation en tant que telle, coupée en quelque sorte de tout sujet humain : personne ne voit, personne n’entend, ne demeurent que les sensations elles mêmes. »

Peut-on penser que cette ambiguïté de la langue est révélatrice d’un autre rapport au Sujet, à l’individualité ? Ce thème pourrait faire l’objet d’échanges lors d’une réunion de Chinafi.


- 2°)La mise en relation du poème de Su Dongpo et de celui de Li Bai ou l’effacement de la notion d’auteur
L’imprécision du sujet que l’on observe parfois dans la langue chinoise, Anne Cheng nous explique qu’on la retrouve dans la formation de la pensée chinoise qui s’est constituée à partir de l’évolution de « notions qui, étant la plupart du temps, véhiculées par la tradition, ne sont pas propre à un auteur ». On se souvient de la phrase de Confucius : « Je transmets, je ne crée pas ».

Anne Cheng poursuit : « la pensée chinoise s’est constituée par le tissage au cours du temps d’une tapisserie de dialogues internes qui finissent par laisser apparaître des motifs en relief…
Les textes chinois s’éclairent dès lors que l’on sait à qui ils répondent. Ils ne peuvent donc constituer des systèmes clos puisque leur sens s’élabore dans le réseau des relations qui les constituent. Au lieu de se construire en concept, les idées se développent dans ce grand jeu de renvois qui n’est autre que la tradition et qui en fait un processus vivant. »

C’est le même caractère jing (Ricci, 979) qui signifie à la fois la chaîne d’un tissu, les méridiens (géographie ou acupuncture) et les livres canoniques (ji jing)

Cette tapisserie de dialogues internes on peut l’observer également dans les oeuvres d’art.
Les peintures chinoises, par exemple, sont fréquemment ornées de poèmes ou de commentaires qui complètent et augmentent la beauté de la peinture et qui permettent à des artistes de dialoguer parfois à des siècles de distance.
« Pour rendre les peintures encore plus intéressantes, j’ai recopié des poèmes. Si on chante les rimes, l’esprit de ces paysages devient tout naturellement vivant.»
Su Dongpo

Ivan Kamenarovic dans son livre « La Chine Classique » signale que les allusions, les citations suggérées, les renvois à des sources culturelles communes à l’auteur et à ses lecteurs sont systématiques dans la poésie chinoise.
Il est intéressant de voir comment Su Dongpo dialogue avec Li Bai, sans crainte d’être accusé de plagiat, et brode une tapisserie autour des mêmes thèmes:
- la lune
- l’ivresse
- la danse
- les jeux d’ombre

Dans le même ordre d’esprit Florent Courau indique que le mot étudier 学, xue signifie aussi "imiter, copier, recopier".

- 3°) La lune, le thème de la séparation, le caractère cyclique du temps, de la vie ou l’effacement de la notion de création
La lune a inspiré les poètes de tous les pays. En France notamment :
Lumière de lune « V oie lactée oh ! sœur lumineuse des blancs ruisseaux de Chanaan… » (Apollinaire)
On ne saurait les citer tous.

En Chine, le thème de la lune occupe une place particulière car il est fréquemment associé à celui de la séparation et au caractère cyclique du temps, des sociétés humaines comme de la vie des personnes. On sait que la lune, lorsqu’elle est dans sa plénitude représente la réunion des familles. La nuit de la fête de la mi-automne les parents, les amants, les amis séparés se retrouvent en regardant la lune.

Cycles de la lune, cycles des saisons dont l’observation fut peut-être à l’origine d’une pensée privilégiant le modèle organique d’engendrement, de processus bien plus que la notion de création qui suppose un début et une fin.

Le dialogue de Su Dongpo avec la lune est émouvant à la fois empreint de familiarité et d’amitié mais aussi d’un léger reproche face à l’insensibilité de la lune devant la souffrance humaine. Nous avions déjà noté cette indifférence dans le poème de Victor Hugo : « Clair de lune » (voir article « Pensée dans une nuit tranquille »).

Claude Roy raconte qu’il est entré dans l’amitié de Su Dongpo grâce à la lune :

« Suspendue aux tiges grande araignée qui danse
la lune est accrochée aux branches d’un saule pleureur
La vie passe si vite Son charroi de tristesse et de deuil
Nuit Lune Lac instant si beau qui n’êtes qu’un instant
Un coq chante Une cloche sonne
Un vol d’oiseau s’enfuit
On entend les tambours à l’avant des bateaux
Et résonner sur l’eau les voix des bateliers »
Su Dongpo

Dans la troisième partie de notre article nous aborderons les autres thèmes communs aux deux poèmes et à de nombreux poèmes chinois : l’ivresse, la danse, les jeux d’ombre et nous terminerons par une petite surprise.

A suivre,
Françoise
Jingping
Weiyi
Jean-Louis

Aucun commentaire: