mardi 23 septembre 2008
Jing Ye Si, Pensée dans une nuit tranquille
Le poème que nous vous présentons aujourd’hui est de Li Bai (701-762 après Jésus-Christ).
Il est connu de pratiquement tous les Chinois. Une amie à qui je demandais s’il avait été mis en musique me répondit : « Désolée à ma connaissance pas de chanson sur Jingyesi, au moins pas populaire. Peut être tellement beau est ce poème, personne n’ose faire la mélodie par peur de ne pas être à la hauteur. »
La calligraphie de Weiyi
Regardons la calligraphie qui est fort belle.
Les caractères répétés sont calligraphiés avec des graphies différentes pour éviter la monotonie.
Ainsi, « tou», la tête, dernier caractère de la 2ème colonne et 5ème caractère de la troisième colonne.
Ou encore, «yue », la lune, 4ème caractère de la première colonne et 3ème caractère de la troisième colonne. Notez comme ce dernier caractère est relié à / engendré par le « yue » du caractère « ming » qui le précède.
Les caractères shuang (givre) « ju » (lever) sont particulièrement beaux.
Ce poème est un quatrain qui appartient au style wu yan jue qui signifie qu’il y a cinq caractères par vers.
Les rimes :
Notons la rime des derniers caractères des premier (guang), second (shuang), et dernier vers (xiang).
Le mot à mot à présent :
chuang : lit
qiang : devant
ming : clair, clarté
yue : lune
guang : lumière
yi : mystère, doute, supposer
shi : être
di : terre
shang : au dessus
shuang : givre, gelée blanche
ju : lever
tou : tête
wang : regarder au loin
ming : clarté
yue : lune
di : bas, baisser
tou : tête
si : penser
gu : vieux
xiang : maison l’expression gu xiang signifie pays natal
Une première traduction, proche du mot à mot :
Pensées dans le calme de la nuit.
Devant mon lit, la lumière de la lune brillante
Serait ce du givre sur la terre ?
Levant la tête je vois au loin la lune claire
Baissant la tête, je pense à mon pays natal.
Une deuxième traduction :
Réveil d’un voyageur,
Un lac de lueur devant mon lit
Est-ce du givre sur la terre ?
Voyant en haut la lune claire,
Je me noie dans un lac de nostalgie.
Une troisième proposée par François Cheng :
Devant mon lit clarté lunaire
Est-ce du givre couvrant la terre ?
Levant la tête, je vois la lune ;
Les yeux baissés : le sol natal
Une quatrième sans doute la plus fidèle au sens du texte :
Pensée dans une nuit tranquille
Devant mon lit, la lune jette une clarté très vive;
Je doute un moment si ce n'est point la gelée blanche qui brille sur le sol.
Je lève la tête, je contemple la lune brillante;
Je baisse la tête et je pense à mon pays.
Ces quatre propositions de traductions rendent bien compte des difficultés inhérentes à toute traduction et sans doute encore plus quand il s’agit de poésie… et de langue chinoise ! Car l’important – me semble-t-il – est de recréer des images, des impressions similaires. La langue chinoise est elle-même assez elliptique, laissant au lecteur le soin d’établir ses propres liaisons. Et il me semblerait dommage de trop combler ce vide essentiel dans le poème comme dans la calligraphie, c’est pourquoi la traduction de François Cheng me plait bien, elle est dans la ligne de ses réflexions sur le vide : « Car le vide médian qui réside au sein du couple Yin-Yang réside également au cœur e toutes choses ; y insufflant souffles et vie, il maintient toutes choses en relation avec le Vide suprême, leur permettant d’accéder à la transformation et à l’unité. »
La thématique :
Nous retrouvons des thèmes chers à la sensibilité chinoise. : La lune, la nostalgie du pays natal qui étreint le voyageur ou l’exilé. Ces thèmes apparaissent si souvent dans la poésie chinoise qu’ils nous paraissent au premier abord manquer d’originalité. Qu’est ce qui fait qu’il n’en va pas de même pour le lecteur chinois ?
Pour le comprendre, il est intéressant de lire l’article, trouvé sur internet (www.afpc.asso.fr/wengu/Tang/Li_Bai), que nous reproduisons ci-dessous.
« Cette petite pièce appartient au genre que les Chinois nomment vers coupés, c'est-à-dire où, sans préambule, l'on entre tout droit dans le sujet. Peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt de voir comment l'analyse un commentateur chinois :
« Li-taï-pé, dit-il, trouve moyen d'être ici tout à la fois d'une concision, d'une clarté et d'un naturel extrêmes, et c'est précisément parce qu'il est naturel, qu'il fait toujours entendre infiniment plus qu'il ne dit. La lune jette une clarté brillante devant son lit ; il doute un moment si ce n'est point de la gelée blanche ; nous jugeons, sans qu'il nous le dise, qu'il dormait, qu'il s'est éveillé et qu'il est d'abord dans ce premier instant du réveil où les idées sont confuses. Il pense aussitôt à la gelée blanche, c'est-à-dire au point du jour, à l'heure où l'on se met en route. N'est-ce pas la première pensée d'un voyageur qui se réveille ?
« Il a levé la tête ; il aperçoit la lune, il la contemple ; puis il baisse la tête et pense à son pays. C'était bien un voyageur ou un exilé. Ce dernier mot ne laisse plus de doute. En voyant cette brillante lumière, il a songé naturellement qu'elle éclairait aussi des lieux qui lui sont chers, il regrette avec amertume de passer une nuit si belle loin de chez lui.
« Le poète nous a fait suivre jusqu'ici la marche de ses pensées par une route si droite que nous n'avons pu nous en écarter. En terminant par ces seuls mots : Je pense à mon pays, il laisse chacun imaginer les pensées tristes qui l'assailleraient lui-même s'il était absent, et après avoir lu sa pièce, chacun se prend à rêver. »
Voici un autre commentaire que nous devons à Jaques Dars (Notes du roman Au bord de l’eau ). « …Sous les Tang, le vers de quatre pieds est remplacé par le vers de cinq pieds avec une forte césure après le deuxième pied, et la prosodie tient désormais compte de la polytonie de la langue chinoise (à l’intérieur de chaque distique, les tons plans et obliques s’opposent régulièrement d’un vers à l’autre). Ces poèmes réguliers …affectent la forme de quatrains. Ils conviennent particulièrement à des notations impressionnistes (jue-ju, « vers interrompus », mais «dont l’idée se propage à l’infini quand la parole s’arrête»).
Il est particulièrement émouvant de rapprocher ce poème des premières pages de La Recherche du Temps Perdu lorsque le Narrateur décrit la confusion que nous connaissons au réveil :
«chambres d’été où l’on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entrouverts, jette jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la pointe d’un rayon… »
Je pense aussi à ce poème de Victor Hugo, bien sûr très différent, beaucoup plus long, avec un scénario, l’évocation d’un drame humain, politique…
Mais on y trouve aussi un aspect elliptique, le rapprochement de la lune et de l’eau (2 éléments Yin) et ce calme, cette immuabilité de la lune, toujours présente à la fenêtre, indifférente au drame qui se joue (comme à la tristesse du voyageur), particulièrement bien rendue dans ce poème par la reprise du 1er vers au dernier vers, créant ainsi cette impression de temps cyclique.
Clair de lune
La lune était sereine et jouait sur les flots. -
La fenêtre enfin libre est ouverte à la brise,
La sultane regarde, et la mer qui se brise,
Là-bas, d'un flot d'argent brode les noirs îlots.
De ses doigts en vibrant s'échappe la guitare.
Elle écoute... Un bruit sourd frappe les sourds échos.
Est-ce un lourd vaisseau turc qui vient des eaux de Cos,
Battant l'archipel grec de sa rame tartare ?
Sont-ce des cormorans qui plongent tour à tour,
Et coupent l'eau, qui roule en perles sur leur aile ?
Est-ce un djinn qui là-haut siffle d'une voix grêle,
Et jette dans la mer les créneaux de la tour ?
Qui trouble ainsi les flots près du sérail des femmes ? -
Ni le noir cormoran, sur la vague bercé,
Ni les pierres du mur, ni le bruit cadencé
Du lourd vaisseau, rampant sur l'onde avec des rames.
Ce sont des sacs pesants, d'où partent des sanglots.
On verrait, en sondant la mer qui les promène,
Se mouvoir dans leurs flancs comme une forme humaine... -
La lune était sereine et jouait sur les flots.
Victor Hugo (1802-1885) - Les Orientales
Poésie, calligraphie et peinture
En Chine, ces trois arts sont intimement liés et on les retrouve fréquemment, comme ici, sur le même support. Leur juxtaposition renforce l’émotion esthétique. Calligraphie et peinture naissent toutes deux de « l’Unique Trait du Pinceau ». Et tracer c’est déjà dire. Le même artiste sera souvent calligraphe, peintre et poète mettant « en écho les « images » de la poésie et celle qu’offre la contemplation d’un motif ». « Je parle avec ma main, tu écoutes avec tes yeux ; et nous nous comprenons, n’est ce pas d’un seul sourire. »
Dans son livre consacré à Shitao intitulé « La saveur du monde » (Edition Phébus), François Cheng nous présente une peinture où l’on peut voir une calligraphie du poème de Li Bai.
Shitao, Clair de lune sous la falaise
Il est intéressant de comparer la calligraphie de Weiyi en style Xingshu et celle de Shitao en style Lishu. Notons que la version calligraphiée par Shitao est légèrement différente de celle que nous vous présentons. Weiyi nous indique que cette dernière serait, d’après les recherches actuelles, plus proche du texte original.
Commentant la peinture et la poésie, François Cheng nous rappelle que Li Bai fut surnommé de son vivant « l’immortel banni du Ciel ». Pour lui, l’exil auquel font allusion le poème et la peinture ne sont pas seulement la séparation déjà si cruelle d’avec les siens, c’est aussi la conscience que nous ne sommes pas d’ici, qu’un lieu d’harmonie existe par delà la médiocrité des apparences. C’est la souffrance ressentie devant les misères du monde, la déchirure devant la perte de l’unité originelle et la recherche parfois désespérée d’une réconciliation, au moins pour quelques instants, avec nous même et avec le monde. Est-ce là folie ? « Non point chuchote la lune dissoute en brume lumineuse, familière des affaires terrestres…Que l’exilé daigne jeter un œil par-dessus la balustrade : le pays désiré est là, à portée de regard. Il peut même fermer les yeux : un cœur pur ne contient-il pas tous les mondes ?»
Françoise,
Weiyi,
Jean-Louis
A suivre…
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9 commentaires:
Merci pour cette belle analyse de ce poème qui me tient d'autant plus à cœur que j'en avais récité quelques vers lors de la fête du nouvel an 2006.
A la poésie, la peinture et la calligraphie, je rajouterais aussi la musique car, comme le suggère Jacques Dars, grâce à la polyphonie de la langue chinoise, il y a aussi une musique qui émerge de la diction du poème.
Serait abuser, pour écouter cette musique, de vous demander de faire un enregistrement sonore du poème et de le publier ?
Merci à vous.
Olivier
C'est une bonne idée.
Nous pourrions peut-être le faire avec toi ?
Bien amicalement,
Jean-Louis
je vois que vous ne chomez pas et que vous proposez des projets super interessants
la liberte en chine residerait elle dans la construction de sa langue et dans son caratere elliptique qui laisse la place a l imagination, a la liberte somme toute...
cet aprem je rencontre les etudiants de l universite de shang hai et je vais leur communiquer l adresse du blog .... une nouvelle ouverture...
Merci Nicole de nous lire et de nous faire connaitre de si loin.
A bientot pour connaitre le détail de tes dernières aventures.
Françoise
Ce serait formidable si nous avions bientôt sur notre blog des commentaires et des contributions d'étudiants chinois.
Chère Nicole, donne le bonjour à Jade que tu as dû rencontrer à Shanghaï. Ce fut mon premier professeur de calligraphie, art dans lequel elle excelle, elle aussi.
la participation de chinois -etudiants et prof de l universite de shang hai-sur notre blog est pour bientot
je leur ai transmis l adresse du blog
bises
nicole
Nous attendons leur participation avec impatiance...
Bravo Nicole
Jean-Louis
Merci pour cette explication très complète de ce beau poème
Trés intérréssant! cela m'a donné envie de me plonger dans la poésie chinoise! Merci.
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