Après
la chute de la dynastie des Han en 220 après J.C, la Chine connut pendant plus
de trois siècles une période de division qui ne prendra fin qu’à l’avènement de
la dynastie des Sui (581-618). L’introduction du bouddhisme, la résurgence du
taoïsme incitent à une vie retirée qui est parfois une nécessité pour échapper
aux dangers de la vie politique. Tao Yuanming ou Tao Qian (365-427) vécut
pendant cette période troublée sur le plan politique mais riche au niveau
artistique. C’est l’archétype du lettré qui abandonne ses fonctions officielles
pour se retirer et respecter sa propre intégrité. Son œuvre eut une influence
considérable sur la culture chinoise et plus particulièrement sur ce que
Yolaine Escande nomme la culture du shanshui
c'est-à-dire la peinture de paysage, l’art des jardins, la littérature paysagère.
Parmi ses ouvrages on trouve : La Source
des fleurs de pêchers, Retour à la vie champêtre et un cycle d’une
vingtaine de poèmes réunis sous le titre En
buvant du vin.
Le
poème que nous vous présentons aujourd’hui est extrait de ce cycle. C’est l’un
des plus célèbres.
Il va nous permettre :
- - d’aborder une nouvelle fois les
problèmes de traduction mais cette fois avec l’aide de Menglei
- - de rappeler les grands thèmes de la
culture du shanshui et de considérer
l’influence de Tao Yuanming
- - d’évoquer les liens qui unissent
peinture et poésie.
1°) Le poème et sa traduction
La
calligraphie figurant en illustration et
la première traduction sont extraites d’un recueil de poèmes intitulé L’Art poétique de vivre en automne,
Edition Moudarren.
La
seconde traduction est extraite du livre La
Poésie chinoise, Mango jeunesse que nous ont gentiment prêté Marie Claude
et Michel.
Traduction
1
En buvant du vin
J’ai
construit ma hutte dans le domaine des hommes
Pourtant
nulle clameur de carrosses et de chevaux
Vous
vous demandez comment cela est possible ?
Quand
le cœur est loin, l’endroit est naturellement à l’écart
Cueillant
des chrysanthèmes à la haie de l’est,
Le
cœur libre j’aperçois la Montagne du Sud
Dans
les fumées du crépuscule la montagne est magnifique
Les
oiseaux en volant ensemble y retournent
Il
y a dans tout cela une signification profonde
Sur
le point de l’exprimer, j’ai déjà oublié les mots
Traduction
2
J’ai
bâti ma maison parmi les humains,
Mais
nul bruit de cheval ou de voiture ne m’importune.
-
Comment cela se peut-il ?
-
A cœur distant, tout lieu est retraite.
Je
cueille des chrysanthèmes sous la haie de l’est,
Je
contemple paisiblement la Montagne du Sud.
Le
soir, l’air des cimes est doux,
Un
à un les oiseaux y retournent.
Là
est la vie véritable,
Ineffable.
Le
début des deux traductions est relativement proche. Elles diffèrent
sensiblement à partir du vers 7. (La calligraphie se lit de droite à gauche et
de haut en bas. Le vers 7 occupe donc la septième colonne en partant de la droite)
Laquelle choisir ? Menglei nous aide dans cet exercice en nous permettant
d’accéder au mot à mot chinois. C’est un véritable plaisir de l’entendre nous
restituer la musique du poème.
Même
un débutant en chinois pourra reconnaître de nombreux caractères bien qu’ils
soient calligraphiés en écriture non simplifiée.
Voici
le pinyin, une version en écriture simplifiée et le mot à mot du poème.
yǐn jiǔ -- táo yuān míng
jié lú zài rén jìng ,ér wú chē mǎ xuān 。
wèn jūn hé néng ěr ?xīn yuǎn dì zì piān 。
cǎi jú dōng lí xià ,yōu rán jiàn nán shān 。
shān qì rì xī jiā ,fēi niǎo xiāng yǔ huán 。
cǐ zhōng yǒu zhēn yì ,yù biàn yǐ wàng yán 。
饮酒--陶渊明 En buvant du vin Tao Yuan ming
Vers 1 -结庐在人境 construire - hutte - parmi - hommes - domaine
Vers 2 -而无车马喧 pourtant - pas – voiture - cheval - vacarme
Vers 3 -问君何能尔?demander - moi-même - comment - pouvoir
Vers 4 -心远地自偏 cœur - loin - endroit - soi-même - ailleurs
Vers 5-采菊东篱下 cueillir - chrysanthèmes - est - haie - sous
Vers 6 -悠然见南山 libre - souci - apercevoir - sud - montagne
Vers
7 - 山气日夕佳 montagne souffle (ou brumes) soleil
crépuscule joli
Vers
8 –飞鸟相与还 vol
oiseau regrouper revenir
Vers
9 -此中有真意 Cela
au milieu il y a véritable signification (de la vie)
Vers
10 –欲辨已忘言 Avoir
envie exprimer (ou discuter) déjà oublier mots (ou paroles)
On
le voit la première traduction est plus proche du texte chinois.
2°) Analyse du poème, les grands thèmes de
la culture du shanshui
-
Le
vin.
Ce thème n’est pas
propre à la culture du shanshui mais il est inséparable de l’image du poète
chinois. On ne compte plus les représentations des poètes chinois une coupe de
vin à la main. Le vin est une source d’inspiration et de convivialité. Il n’a
pas l’aspect destructeur que l’on rencontre chez certains de nos artistes
« maudits » : Verlaine, Van Gogh …
-
L’érémitisme.
On l’a vu en
introduction : pendant la période troublée qui suit la chute des Han, les
lettrés abandonnent les valeurs confucéennes de dévouement à l’Etat, de respect
de la famille et des institutions et se rapprochent des idéaux taoïstes ou
bouddhistes en se retirant de la vie publique et en choisissant de vivre en
ermite ou dans un monastère. Il y a plusieurs formes d’érémitisme. On peut
choisir de se retirer dans la montagne. Mais la retraite est possible aussi,
comme le dit Tao Yuanming dans son poème, en restant dans « le territoire
des hommes » (rén jìng). C’est
l’érémitisme en ville qui aboutira à l’art des jardins. Le jardin étant conçu
comme un lieu de retraite et de méditation. Suivant l’exemple de Tao Yuanming nombre
de lettrés fonctionnaires vont créer leur jardin après avoir, comme lui,
abandonné ou perdu leur charge. Les jardins les plus célèbres de Chine ont
appartenu à des personnalités ayant eu à se retirer des affaires publiques et
ayant pris pour modèle Tao Yuanming.
-
Le
jeûne du cœur, la méditation.
Comment, tout en
restant dans le domaine des hommes, parvenir à s’extraire des bruits et des
tracas qui lui sont propres ? Par le jeûne du cœur, par la
méditation, par la contemplation de la
nature.
Quand le cœur est loin,
l’endroit est naturellement à l’écart…
…
Le cœur libre
j’aperçois la Montagne du Sud…
On rejoint ici les
idéaux taoïstes et bouddhistes.
-
La
nature
Délivré
des contingences sociales, le poète s’abandonne aux joies de la nature :
cueillir des chrysanthèmes (Tao est connu pour avoir aimé cette fleur),
contempler la montagne et le vol des oiseaux. La montagne revêt une importance
particulière dans le taoïsme. C’est le territoire des immortels (xianjing) par
opposition au territoire des hommes (renjing) plein du vacarme des chars et des
chevaux. La contemplation de la montagne va au-delà du simple plaisir
esthétique, elle conduit à l’élévation de l’esprit et à la sagesse, à l’union
avec le grand Tout. C’est ce que ressent le poète. Mais les mots sont
impuissants à rendre compte de cette expérience. La montagne est tellement importante qu’elle
occupe une place privilégiée dans le jardin sous la forme des nombreux rochers
qui le parsèment. A noter que le lieu de retraite, que ce soit la hutte du
poète ou le jardin du lettré, est toujours relié au monde extérieur. Le
microcosme est relié au macrocosme. Dans le jardin cette relation prend la
forme de ce que les architectes dénomment l’emprunt de vue (jiejing). Le jardin
est apparemment fermé sur lui-même, mais comme il emprunte des éléments à
l’extérieur telle une montagne ou une pagode qui restent visibles depuis
l’intérieur du jardin, il demeure ouvert sur l’extérieur.
3°) Les liens entre la poésie et la
peinture
Horace
mais aussi Su Dongpo l’ont dit : la
poésie est peinture, la peinture est
poésie.
Les
éléments contenus dans le poème : la hutte, les chrysanthèmes, le vol des
oiseaux retournant à la montagne, la montagne dans le crépuscule entourée de
brouillards, le poète contemplant tout ceci constituent une magnifique peinture
de paysage. Peut-être ce poème inspirera t-il une peinture à certains talents
de la classe de peinture de Chinafi. Ce serait un bel exemple du travail en
commun qui peut être fait à partir d’un poème.
Françoise,
Menglei,
Jean-Louis
1 commentaire:
Dans les éléments présents dans le poème et que l'on retrouve dans de nombreuses peinture de paysage il faut ajouter la hutte. Elle est souvent composée d'un toit de chaume et de quatre piliers mais sans murs pour être en symbiose avec la nature. Le poète est représenté assis à l'intérieur en méditation ou debout devant la hutte contemplant l'orage qui gronde sur la montagne. Souvent aussi la cabane est vide. Le poète est parti. C'est alors la seule trace d'une présence humaine dans le paysage.
On le voit dès le IV° siècle ce poème, court mais très dense, contient tous les éléments qui pendant plus de mille ans (peut-être encore maintenant) marqueront la sensibilité chinoise.
Jean-Louis
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