Dans
son XXI° Petit Traité, Pascal
Quignard rapproche deux scènes très éloignées dans l’espace et dans le temps,
mais qui ont ceci en commun de montrer deux personnages en train d’écrire sur
le sol. La première se situe dans le Temple de Jérusalem. Les scribes et les Pharisiens mènent auprès de Jésus une femme adultère. Celui-ci ignorant leurs criailleries
trace des signes d’écriture sur le sol. La seconde se passe dans le jardin où
se déroule le Rêve dans le Pavillon Rouge. Une petite actrice, Rectrice des
Ages, trace, elle aussi, des caractères d’écriture sur le sol.
J’aime
ces mises en perspective audacieuses qui ont le mérite de nous surprendre et
qui nous plonge au cœur des cultures chinoises et occidentales. Je ne m’attarderai
pas sur la première, pourtant une des plus belles de notre culture. Je renvoie
nos amis chinois qui, peut-être, ne la connaissent pas et qui sont désireux de découvrir notre culture, à l’Evangile selon Saint Jean, VIII où elle est
décrite.
Je
m’attarderai sur la seconde, peut-être moins connue des lecteurs français, car
elle met en évidence deux traits constants de la culture chinoise : le
déchiffrement et l’allusion ou si l’on préfère le déchiffrement de l’allusion.
Cette scène se trouve P. 684 de l’édition de la Pléiade du Rêve dans le Pavillon Rouge. En voici la description par Pascal Quignard. Le héros du roman, Baoyu, se promène dans le jardin dans la chaleur
suffocante de l’été. A l’approche d’une tonnelle de rosiers grimpants il
perçoit un léger bruit de sanglots que l’on cherche à étouffer. Il vient tout
près de la tonnelle et, sans qu’il soit vu, à travers le feuillage, il découvre
la petite actrice Rectrice des Ages accroupie et grattant sur le sol au moyen d’une
longue épingle de coiffure. Il croit tout d’abord qu’elle est occupée à
enterrer des pétales de fleurs. « Soudain il s’aperçut que ce n’était
nullement pour creuser la terre et y ensevelir des fleurs qu’elle grattait le
sol de son épingle, mais pour tracer des caractère d’écriture. Il suivit, trait
pour trait, les mouvements de l’épingle et en compta dix-sept pour un premier
caractère. Il reproduisit du bout du doigt dans le creux de sa main, dans le
même ordre et selon le même principe, les différents traits que venait de tracer l’épingle, pour essayer
de deviner le caractère que composait l’ensemble ». Baoyu trouve que la
petite actrice est en train d’écrire le premier des deux caractères qui
désignent l’espèce du rosier qui fleurit sur le feuillage de la tonnelle. Ce
faisant il n’associe pas ce nom à Fleur de Rosier dont la petite actrice est
amoureuse.
Que
nous montre cette scène ? Le héros en train d’essayer de déchiffrer des
caractères d’écriture en les traçant dans la paume de sa main, scène que l’on
peut voir couramment en Chine. La petite actrice faisant une allusion au nom de
son amoureux.
On
sait que selon la légende l’écriture chinoise serait née du déchiffrement des
traces laissées par les oiseaux sur le
sol par le héros civilisateur Cang Jie. D’une manière plus historique les
premiers caractères d’écriture chinois sont le résultat du déchiffrement des
oracles sur les carapaces de tortues. Les oracles ont disparu mais il en est
resté ce goût pour le déchiffrement. Le déchiffrement des oracles a laissé la
place au déchiffrement des petites énigmes constituées par des allusions à un
fonds commun. On trouve ces allusions par exemple dans les tablettes
calligraphiées qui ornent les jardins ou encore, dans la vie courante, par le goût
pour les citations qui sont des références à ce fonds commun dont nous parlions
plus haut.
Il
n’est peut-être pas inutile de rappeler ce que disait Jean Lévi dans les
cahiers du centre Marcel Granet au sujet du déchiffrement dans le Rêve dans le
Pavillon Rouge :
-
L’auteur
déchiffre le roman sur un roc. Son rôle se borne à le transmettre à ses
lecteurs.
-
Le
lecteur doit déchiffrer les multiples symboles contenus dans le roman qui, tel
l’univers, se présente comme un monde de signes à lire. .
-
Le
rapport amoureux dans le roman est lecture d’une intériorité qui ne livre son
authenticité qu’à travers des signes fallacieux, de sorte que la passion apparaît comme consubstantielle au geste de déchiffrement. Le vrai moi reste
une énigme ou plutôt s’exprime sur le mode de l’énigme. Il n’appelle pas une
introspection mais le déchiffrement par une autre subjectivité qui le
reconnait. On se donne à lire à l’autre, à telle enseigne que tout amant doit
se doubler d’un lecteur.
Voilà
cher lecteur. J’espère que mon article ne sera pas trop difficile à déchiffrer.
Jean-Louis
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